Le jeu de dominos de François Jacqmin

François JACQMIN, Le Domino gris. Poèmes en prose, Postface de Laurent Robert, Taillis Pré, 2017, 154 p., 18 €, ISBN : 978-2-87450-124-1

jacqmin le domino grisEnfant, nous jouions aux dominos, tout en nous travestissant sous un masque de tissu. Adolescent, nous tentions d’en saisir les combinaisons mathématiques, en rêvant d’un carnaval à Venise. Jeune adulte, nous écoutions en boucle une pièce pour clavecin de François Couperin, Les Folies françoises, qu’il avait dédiée aux dominos. Le domino chez Couperin, compositeur du XVIIIe siècle, ne désignait ni le jeu, ni le masque, mais bien tout un habit de bal masqué, surmonté d’un lourd capuchon. Dans ses variations musicales, Couperin avait associé une caractéristique humaine à chaque couleur de vêtement : le rouge sang pour l’ardeur, le noir pour le désespoir, le bleu pour la fidélité… et le gris pour la persévérance.

Aussi, lorsque parut au Daily-Bul, au printemps 1984, Le Domino gris de François Jacqmin, il était tentant d’interroger l’auteur jusqu’alors assez méconnu des Saisons (Phantômas, 1979) : avait-il songé à Couperin ? Sans détour, il confirma son goût d’autrefois pour la musique du claveciniste, et il connaissait l’œuvre consacrée aux dominos. Le gris n’était pas un hasard non plus. Et, ajouta-t-il avec un clin d’œil, ce livre était un peu sa « folie française » à lui, bien qu’il ne faille surtout pas y voir un excès de vanité de sa part.

À retrouver aujourd’hui Le Domino gris, opportunément réédité par Le Taillis Pré avec une postface contextualisée de Laurent Robert, on a du mal à se défaire d’une curieuse impression de décalage temporel: ce livre, édité et couronné du Prix triennal de poésie, n’est alors, dans le parcours personnel peu abondant de son auteur, qu’une pointe parmi l’iceberg de manuscrits qu’il avait en chantier (et qui remplissent les vingt caisses déposées aux Archives et Musées de la Littérature à Bruxelles.)

Allaient suivre, six ans plus tard, Le Livre de la neige (La Différence, 1990), puis les conférences à la Chaire de Poétique de l’UCL, constituant Le Poème exarcerbé (P.U.L.,1992). Ce n’est qu’après la mort de Jacqmin, et le classement de ses archives littéraires, qu’ont été publiés depuis 2005 six recueils correspondant à autant de projets d’écritures – inachevés à perpétuité, pourrait-on écrire, puisque, tel Paul Desmeth, le poète des Simplifications, François Jacqmin n’a jamais cessé de reprendre ses textes, et d’en tirer variantes et variations, comme Couperin. Avec cette persévérance formelle qui n’est pas une finalité en soi, mais bien une résistance paradoxale à l’acte jugé vain et superfétatoire de l’écriture :

C’est la mort que l’on célèbre lorsqu’on atteint
le mot juste.

La tâche n’est pas aisée, mais il faut donc s’efforcer de relire Le Domino gris de 1984 en faisant autant que possible abstraction de l’œuvre posthume, et singulièrement peut-être des livres les plus chargés d’une très intense gravité. Celle qui, dans le combat contre la maladie et à l’approche de la mort, a notamment donné les recueils parallèles du Manuel des agonisants (Tétras Lyre, 2016), et du Traité de la poussière (Le Cadran ligné, 2017). Ainsi peut-on s’imprégner plus librement d’un « art poétique » qui se définit par l’épuisement successif des couches qui le constitue, et ne cache pas une défiance fondamentale à l’égard de la pensée, et du langage qui en découle :

Affiner une phrase c’est se livrer à
une activité dont la finalité n’est
pas connue.
On ignore si l’on apprête un mort, ou
si l’on arme un bras pour traverser la
confusion et l’obscurité dont on devine
les périls.
C’est une entreprise décisive, sinon
fatale.
L’élégance consiste à la prolonger
jusqu’au martyre.

On ne doit pas non plus négliger, dans ce recueil que Jacqmin décide alors de publier comme un ensemble constitué de chapitres s’interpellant ou non, la part revendiquée de la contradiction jubilatoire avec le monde réel. En reprenant sous le titre L’écrivain une série de textes publiés d’abord chez Temps mêlés en 1967 sous le titre L’Employé, Jacqmin ne valorise pas plus l’un que l’autre, mais prend une forme de plaisir à pirouetter autour de ceux qui font profession – et posture – d’écrire. Dans un entretien qui est publié à l’hiver 1984 dans la Revue et corrigée, alors que Le Domino gris est paru quelques mois plus tôt, Jacqmin précise à son interlocuteur Gérard Preszow : « Une chose que je dois à Koenig (fondateur du groupe Phantômas, NDLR), c’est de m’avoir empêché de devenir un écrivain. Être un écrivain, pour moi, c’est une sorte de pis-aller. L’attitude littéraire est un manque de savoir-vivre. Le besoin de s’étaler, d’être bien en vue chez les médias devient une seconde nature. Ce qui veut dire que je n’ai pas grandi littérairement dans le sens habituel du terme. »

Le même état d’esprit, cette fois nimbé de l’humour et de l’absence de sérieux qui étaient une part constitutive de sa personnalité, faisait écrire à François Jacqmin, à la rubrique « expéditeur » de ses livres envoyés par la poste :

Centrale Poétique des Ardennes 

Dépt. Métaphores, pharces et attrapes 

Section : Boum Boum

Pierre Malherbe