Véronique BERGEN, Premières fois, Edwarda, coll. « Climats », 2017, 105 p., 18 €
Les règles du jeu dans ce labyrinthe : il n’y aurait que sept premières fois et une seule seconde fois entrevue.
L’éblouissement de la première fois, Proust l’a évoqué, notamment lors de l’épisode de la madeleine. Qu’on se souvienne, le bouleversement total ressenti à la première gorgée de thé ne sera pas répété si le narrateur renouvelle l’expérience. Ce n’est qu’après un long travail d’introspection que la sensation involontaire sera identifiée et « l’édifice immense » du souvenir dévoilé. À son tour, Véronique Bergen va se pencher sur ce mystère, définir son émoi et en analyser les causes. D’emblée, au seuil de son livre Premières fois, elle en signale la puissance :
« Expérience inconnue d’une intensité que les deuxième, troisième, énième peinent parfois à reproduire, la première fois foudroie, marque à jamais les sens, la mémoire, le rapport au monde. »
Cet attachement agit comme une addiction, la plus forte de toutes les addictions, puisqu’elle engendre un travail continu de reconstitution. En résultent trois états au moins des « premières fois ». La première fois abolit toutes les autres : rien n’y succède, ni répétition, ni futur. Toutefois, certaines premières fois ne se révèlent que sous l’action d’une suivante, comme si elles ne déposaient leur signature qu’en différé. En amont, il y aurait des premières fois inconscientes, moments liminaires que l’on ne peut encore découvrir.
Sept premières fois sont évidentes et seront à jamais arrachées à l’oubli. L’amour pur caractérise la « première fois érotique », définition du premier amour qui ne pourra ni se répéter ni se survivre, comme on le verra : une « jungle tropicale » que seule l’accumulation de figures peut approcher. Le « premier bord de mer » propose une révolution des éléments, la narratrice devient la fiancée des sables, la fille des estuaires et au gré du vent, son langage se fait océanique.
Il est impératif de qualifier de première la rencontre avec la drogue car « nulle part ailleurs, l’extase de l’occurrence liminale n’est plus prégnante ».
Même si « le shoot avant le shoot », à travers la littérature, la musique et le cinéma, engendre une consommation effrénée de la drogue avant la drogue. Choisie par la drogue, peut-être, le je qui parle ici a choisi à son tour et élu la meilleure, en connaissance de cause. En témoigne la liste de substances avec leurs référents, pratiquants explicites de la planète drogue. Parmi son panthéon d’incendies, c’est la miss Héroïne qui détrône les autres stupéfiants relégués d’office au bas étage. La Queen est tellement supérieure qu’on ne peut avoir que mépris pour les adeptes d’autres produits, suicidaires ou non. La Queen chérit ses élus, ceux qui la choisissent pour elle- même, au point qu’on pourrait la soupçonner de jansénisme. Sa dilection va aussi aux poètes, aux expérimentateurs de mondes. C’est dire qu’elle est l’objet d’une liturgie sauvage.
Transcrit sous deux formats, selon des polices différentes, comme l’ensemble du volume d’ailleurs, le texte sur la drogue est à la fois une mine de renseignements théoriques et techniques sur la chimie et une énumération de variations onomastiques pour reproduire fidèlement la chaine des opérations. Il cède au lyrisme apologétique dans des analogies de plus en plus raffinées propres à représenter la drogue sous tous ses aspects. Il s’agit d’amour, et peut-être d’humour : «J’ai aimé des héroïnes félines, des héroïnes louves, croisé des héroïnes ophidiennes piscicoles, capricieuses… » Éponyme de l’expérience des premières fois, l’emprise serait pourtant tyrannique ce qui implique la répétition.
Mais les livres eux aussi représentent un sommet et leur rencontre scelle un attachement éternel. Discrets, sous leur forme fermée, les livres silencieux ne s’adressent qu’en secret à leurs adeptes. Ils sont des intercesseurs incomparables pour affronter le monde. L’adoratrice fervente s’est jetée dans la lecture à tous vents, y départageant déjà les catégories ténébreuses ou solaires pour mieux en absorber la magie. De la lecture à l’écriture, en passant par la réécriture, voilà ce qu’on peut comprendre du parcours de celle qui est une écrivaine totale et n’a que l’ambition de redresser l’imaginaire convoqué : « Pacte mystique, je mélange mon sang rouge au sang noir de l’encre. »
Deux textes nous permettent de revenir au récit précédent de Véronique Bergen, le flamboyant Jamais. La première expérience de la perte, de la séparation est dédiée si on peut dire à la mère ou plutôt à son absence au moment de l’entrée à l’école dite maternelle de la petite fille. Celle-ci ne se plie à aucune consigne, refuse toute conduite commune et ne songe qu’à s’évader, ce qu’elle fera, trompant la surveillance et à la faveur d’un leurre. Ce texte bref mais poignant aurait pu figurer dans Jamais, mais cela ne se pouvait, la mère seule ayant la parole, n’appelant sa fille qu’en miroir involontaire. Le deuxième texte où l’on peut lire une allusion à Jamais est « Premier rituel magique », mais c’est au père tôt disparu qu’il en appelle. Ce père inconnu dont la fille n’a aucun souvenir, elle en souhaite le retour improbable et tente de le favoriser par un rituel d’accueil : porte de placard entrouverte, préparation de repas, décor de bienvenue…, suite de dispositions qu’il faut faire disparaître au petit matin. Ce texte comme le précédent se caractérise par un discours retenu, tout à l’inverse d’autres comme éros et drogue, par exemple. Chagrin silencieux, équivoque : « le monde apocalypsait boule de suif sans lui ». Les rapports avec un père absent et une mère muette ou affabulatrice se perdent dans une zone interdite.
Le récit des premières fois plonge dans l’intime secret de la narratrice qui se fait voix dans « Première angoisse, premiers démons ». Le syndrome « Vishnou-méduse » résume la peur qui vient de l’eau et du vide, mais la ville déclenche d’autres terreurs. Une publicité murale pour le porto Sandeman sur toute la hauteur d’un édifice inspire une frayeur plus concrète : le noir de la silhouette, l’absence de visage, l’attitude altière sous un énorme chapeau, un monstre d’apparence humaine qui ne porte secours « qu’aux grands chaotiques qui désaxent le monde ». Ce « funambule des ténèbres », monarque de la nuit n’a pu répéter son jeu néfaste, la première fois étant par définition unique.
Est-ce pour cela qu’ « une seconde fois » clôt définitivement la série des récits par surprise, avec un retour sur l’éros auquel Bergen n’avais pas associé thanatos ? Cette fin dramatique concerne-t-elle l’ensemble dont elle est pudiquement séparée ?
Il faut reconnaître un certain génie linguistique à Véronique Bergen. Cette amoureuse des livres, dictionnaires et autres grammaires, cette poète a une richesse lexicale peu commune, et comme si cela ne suffisait pas, elle invente ou transforme un langage à son gré. Cette variété lui est bien utile dans ses « syntaxes orgasmiques », à l’imagination et au lyrisme constants.
Jeannine Paque