Le docteur Fernando

Giuseppe SANTOLIQUIDO, L’Audition du docteur Fernando Gasparri, postface de Joseph Duhamel, Espace Nord, 2018, 265 p., 8,50€ / ePub : 6.99 €, ISBN : 2875682679

santoliquido l audition du docteur fernando gasparri.jpg« Mais bon sang, Docteur, dans quel monde vivez-vous ? […] » En juillet 1932, Fernando Gasparri, citoyen belge dont les primes années se sont déroulées dans un petit village niché dans les montagnes du Latium, est établi à Ixelles. Son existence est régulée par la simplicité, son univers s’ancre dans la proximité. Depuis le décès de son épouse Louisa, l’absente adorée avec qui il s’entretient lors de visites régulières au cimetière, Gasparri habite avec sa vieille sœur invalide dont il s’occupe loyalement. Le médecin généraliste, quinquagénaire tout de tranquillité, se tient éloigné des questions et des tourments : il multiplie ses heures au travail, se dévoue à ses patients, s’assure du bien-être de l’unique membre de sa famille, mange bien, dort suffisamment et va à la messe le dimanche. Il se fond dans une routine absorbante et satisfaisante, et se révèle rétif à tout changement même lorsque celui-ci prend la forme stimulante d’une étude sanitaire à mener avec un ami confrère. Son âme s’aspire vers le passé, s’engloutit dans le présent et ignore le futur.

« […] Pour quelle raison ne voulez-vous rien voir, rien savoir ? […] » Gasparri est un homme qui ne transige pas avec la bienséance, les obligations, les règles. Il n’est dès lors pas innocent qu’il vibre à la lecture d’Il fu Mattia Pascal, fiction qui le conforte littérairement dans certaines de ses impressions intimes. Ainsi, le protagoniste pirandellien, après avoir décidé de sa renaissance sous le nom d’Adriano Meis, « à sa propre surprise, […] ne sut bientôt plus que faire de cet afflux soudain de liberté. Décider par lui-même de tous ses faits et gestes, sans le moindre conditionnement extérieur ni la moindre entrave le figeait littéralement sur place, paralysait la plus futile de ses initiatives. Bref, il ne savait comment gérer sa liberté, elle l’étouffait, lui faisait manquer d’air […] ». Gasparri avance donc dans un aveuglement paisible en se focalisant sur des tâches d’aide et de devoir accomplies avec cœur. Il assume ses œillères qui ne lui laissent entrevoir que frileusement les remous politiques de l’époque. Car, ici et ailleurs, l’économie vacille, la pauvreté étrangle le peuple, les révoltes sociales explosent, les extrémismes s’établissent. La mise à distance de Gasparri est telle qu’il courrouce un dissident yougoslave qui le gifle de ses paroles : « Alors, ne pas s’intéresser à la politique, […] ce n’est rien de d’autre qu’une faute […] majeure, morale et civile. Mieux : c’est un acte irresponsable […] En d’autres termes, c’est un peu comme si ces personnes, les personnes qui ne prennent pas la peine de s’intéresser à la politique, se ligaturaient elles-mêmes la conscience. »

« […] Pourquoi refusez-vous de comprendre ce qui se passe autour de vous ? » Une rencontre fait pourtant dérailler le quotidien du brave Gasparri : celle d’un immigré italien et de son épouse gravement laminée par une intoxication au sulfure de carbone. Immédiatement, il se sent lié à ces indigents originaires de la même région que lui, essentiellement par un sentiment de culpabilité : « Le docteur Gasparri déclara que de toutes les instants que nous vivons, certains, plus que d’autres, ont la faculté de pénétrer le noyau véritable de notre être ; à résonner durablement au plus profond. » C’est cette confrontation inattendue qui l’a sorti de sa bulle ouateuse et qui l’a frotté aux épines de la réalité où les événements s’enchaînent inexorablement. Malgré lui. Jusqu’à son audition…

Initialement paru en 2011, L’Audition du docteur Gasparri est le premier roman de Giuseppe Santoliquido, citoyen aux multiples facettes, dont celles d’écrivain et de professeur spécialiste ès politique italienne. Ce texte, accueilli très favorablement par la critique à sa sortie, est à présent réédité en Espace Nord, augmenté d’une postface didactique de la plume de Joseph Duhamel. Dans un ouvrage dont le dispositif narratif s’articule autour de cinq journées, Santoliquido interroge et éclaire le sombre début du vingtième siècle aux similitudes aussi étranges qu’inquiétantes avec notre actualité. La crise, la peur de l’Autre, la tentation des extrêmes, la responsabilité collective, l’engagement sont autant de thèmes abordés, sans manichéisme ni pédantisme, dans un souci constant de donner à comprendre et de conscientiser les autruches. Et cette démarche de faire écho au prêche d’un prêtre rappelant la parabole de Lazare de Béthanie : « […] Une grande et forte lumière qui oblige à prendre parti. Sans tergiversation. Sans faux-semblants. La mort de Lazare, son sommeil, qui n’est autre qu’une forme létale de léthargie sont, symboliquement, les dangers les plus redoutables qui guettent le genre humain s’il ne se montre plus réceptif à tout ce qui peut éveiller son esprit ; si nous tous, autant que nous sommes, ne nous tenons pas constamment aux aguets. […] Chacun d’entre vous peut en tirer les conclusions qu’il souhaite. »

Samia Hammami