L’amour a ses déraisons…

Odile d’OULTREMONT, Les Déraisons, L’Observatoire, 2018, 220 p., 18€/ePub : 12.99 €, ISBN : 979-10-329-0039-0

doultremont les deraisons.jpgIl était une fois une petite fille qui vivait avec ses parents. À l’âge de raison, elle perdit physiquement son père (pfttt ! disparu) et mentalement sa mère (pffff ! vidée). En proie à un monde abscons, elle « entam[a] une inexorable transhumance vers un endroit indéfinissable, qui n’exist[ait] pas encore […] ». Elle se mit à façonner le réel à son imagination et entretint un rapport performatif avec ce(ux) qui l’entourai(en)t. Et elle grandit jusqu’à incarner cette femme dansant sur des notes silencieuses, caressant les chiens-chats, transsubstantiant une compote de pommes à la cannelle en marbré coco, barbouillant son garde-manger idéal sur des toiles loufoquement bariolées (tels le « monticule de spaghetti à la bolognaise disposés dans un pot de fleurs » et le « bataillon de makis flanqués chacun d’une paire d’yeux »), chamboulant l’ordre établi de toute chose. La réalité, ses résistances et ses réticences, Louise Olinger, peintre, n’en avait cure.

Non loin de là, un garçonnet, fruit des amours de Marielle et Dimitri, régla sa croissance aux attentes de son unique référent : sa mère, professeur des écoles. Celle-ci, rapidement abandonnée par son mari, l’enferma malgré elle sous une chape de névroses attentionnées et d’amour inquiet. Et lui offrit un poisson rouge. D’instinct, l’enfant comprit qu’il devait filer droit, le long du tuteur maternel : « […] il prit la décision de respecter les règles, quelles qu’elles fussent, sans discernement entre ce qui avait du sens et ce qui en avait moins, d’écouter en classe, peu importe qu’il soit fatigué ou indifférent, et d’accomplir un travail irréprochable malgré les efforts demandés. » Un brave petit. Et bientôt, un adulte docile et un peu terne. La réalité, ses exigences et ses exiguïtés, Adrien Simon Frédéric Mehdi Bergen, employé des eaux, s’y conformait.

Un jour – moins approximativement, un matin d’octobre 2015 –, Adrien sonna au numéro 14 de la rue des Acacias dans le but de remplir sa fonction au sein de l’entreprise AquaPlus : prévenir les riverains que l’eau serait coupée le temps de la rénovation du réseau d’égouttage. La porte s’ouvrit sur un cabot bruyant, une artiste enchignonnée, et Margaret et William (deux seaux). Le couperet de l’évidence tomba : la rencontre de l’« écharpe rouge, unie, en lin » et du « large morceau de tissu en mohair aux rayures vertes et bleues » était un signe manifeste, une coïncidence in-dé-niable. Alors qu’ « elles n’avaient strictement rien en commun, ni la couleur, ni la matière, ni la forme, [que] tout appartenait à deux univers d’écharpes fondamentalement opposés », elles étaient « exactement les mêmes » ! Du moins, dans les paroles de Louise ; et dès lors, dans le cœur d’Adrien. Au jeu des contraires, les amoureux gagnaient haut la main : instant présent/anticipation, spontanéité/organisation, intransigeance/adaptation, inventivité/exécution, défi/docilité, refus/résignation… Pourtant, ils fusionnèrent naturellement dans une complétude subtile et un état de grâce permanent. Aussi antinomiques qu’indissociables, encore plus intenses que le Yin et le Yang, l’Air et la Terre, le Mens et le Corpus, le Jour et la Nuit, Mesdames et Messieurs, Louise et Adrien ! Ainsi coulèrent-ils des jours heureux et n’eurent-ils aucun enfant, en totale saturation de leur bonheur.

Oui, mais (car, contrairement aux contes de fées, dans la vie, il y a des « mais »), c’était sans compter la perfide invasion de Honey Pops tumoraux dans les poumons de Louise (certaines s’y voient pousser des nénuphars, pourquoi pas des Kellogg’s ?) et un exil forcé en Sibérie professionnelle pour Adrien. Au même moment, s’entend, ironie de l’existence oblige ! « Les médecins disaient qu’elle avait des chances de guérir, mais personne n’avait fait le tour de la chance, aucune science ne la définissait vraiment, et c’était bien l’astuce du concept : on ne savait ni ce qui l’amenait à apparaître soudain, ni pourquoi il lui arrivait de filer à l’anglaise. » Louise partit donc au front chimiothérapeutique le sourire aux lèvres, la juvénilité à l’âme. Digne « fille de Dali et Pol Pot », toute de rebuffade face au malheur et à la pesanteur, elle combattra par la légèreté. Adrien, lui, devra se forcer à la talonner… et à la surprendre dans « ses fantasqueries, ses bizarettes, son imaginatie, son inventivitelle, ses pensettes créatiques, sa follesse, sa légèretère ».

La force de Louise est le langage. Par ses mots libres, elle s’impose au monde, le malaxe, l’asticote et, si besoin est, le fait plier. Traversée par la pensée oulipienne et la trahison des images magrittienne, elle (se) joue du Verbe créateur. Tout comme l’auteure de ce premier roman, Odile d’Oultremont. Il y a peu de limites dans son style : les associations lexicales chatouillent, les phrases se délient, les formules « coupent constamment l’herbe sous le pied ». « Est-ce grâce à Louise, à ces ébouriffantes pensées à qui elle a donné le jour et les nuits, les après-midi, les matins aussi, ces moments remplis d’un langage baroque et biscornu, ce charabia construit morceau par morceau ? » Quoi qu’il en soit, le résultat est là : cette malice verbale est source d’amusement cérébral. Louise d’Oultremont/Odile Olinger donnerait même une leçon de vie : « À l’état pur, la déraison maintient en équilibre sur un fil invisible. Mieux, elle devient une arme d’une puissance inouïe. »

Samia Hammami