Sébastien MINISTRU, Apprendre à lire, Grasset, 2018, 160 p., 17,00 € / ePub : 11.99 €, ISBN : 9782246813996
Antoine, à presque soixante ans, se rapproche de son père, un octogénaire bourru auquel il rend visite dès que son travail le consent. Père et fils évoluent dans des univers antinomiques. Le paternel est un Sarde au machisme appuyé, analphabète, qui s’abreuve des nouvelles télévisées tout en critiquant l’hypocrisie des journalistes ; il se nourrit de plats en barquette qu’il réchauffe sur une gazinière qui participe à alimenter la couche de gras recouvrant la totalité de la cuisine et l’inquiétude du fils quant à l’usage du gaz combiné à l’âge avancé de son utilisateur. Le fiston, directeur général à la tête d’un groupe de presse, est un professionnel exigent et antipathique, qui vit en couple avec Alex, son compagnon. Ces deux protagonistes se fréquentent, ou plutôt, se frôlent, plus qu’ils ne semblent avoir tissé ensemble une véritable relation ; pourtant, avoue Antoine, ils sont bien liés, reliés par « ce lien que j’ai tant essayé de défaire mais qui, peine perdue, ne fait que se renforcer ».
Lors d’une de ses visites, Antoine, voulant débarrasser son père de la paperasse qui traîne sur la table, se voit rabrouer par ce dernier : il faut qu’il laisse ces écrits, son père s’entraîne à retrouver les mots.
– Et quand tu vois les mots, tu peux les lire ?
– Je te dis que non… Mais si tu avais été un vrai fils, tu m’aurais déjà appris.
– Ah bon, c’est nouveau ça ? Je ne suis pas un vrai fils ?
– Maintenant, oui. Avant…
– Et je serais un meilleur fils si je t’apprenais à lire ?
[…]
Les yeux fermés, il m’a saisi à la gorge en rétorquant :
– Tu serais un meilleur fils, mais je serais un meilleur père.
S’amorce alors cet apprentissage, cette pénétration des mots qui déliera les non-dits et soulignera les maux. « Apprendre à mon père à écrire et à lire, alors qu’il ne m’avait rien enseigné. Je considère que la tendresse que je lui porte, et qui est le résultat d’une longue phase de rééducation, ne peut pas dépasser un certain stade ». Et pourtant, Antoine tente le rôle de pédagogue et se renseigne sur les méthodes d’alphabétisation. Mais la rencontre d’un escort boy désireux de devenir instituteur change la donne. La relation froide et distante, d’une retenue et d’une pudeur mal placées, se déforme doucement, les regards changent, les yeux s’ouvrent :
Les quelques fois où je l’ai regardé écrire, j’ai observé que son corps, figé dans une posture recroquevillée à nos débuts, s’était doucement redressé, comme si la maîtrise des mots le déliait, le libérait d’une gêne qui avait assez duré. […] Son écriture, malhabile, curieusement encombrée de courbes et d’arrondis, ne reflétait pas l’homme, mince, tendu et anguleux, que je connaissais. La forme des lignes qu’il traçait avec cette volonté de prendre beaucoup d’espace révélait une autre part de lui, longtemps enfouie et qui, c’était vraiment ça le miracle, lui rendait le sourire qu’enfant on lui avait confisqué.
Minustru livre une sorte de roman d’apprentissage, une histoire de filiation où s’arriment prostitution, sexe, monde de l’art, provoquant une lecture quelque peu déconcertante mais agréable. Ce nouveau romancier, avec un style sensible mais pas sentimental, signe ce premier ouvrage d’une plume qui ne manque pas d’humour et qui arrive, par un sens du détail maîtrisé, à écrire, entre les lignes, l’amour. Apprendre à lire, l’histoire d’un fils et d’un père qui apprennent – enfin – à se lire.