Le badaud ivre

Jacques NICOLAS, Le traceur de lignes, Weyrich, 2017, 160 p., 14€, ISBN : 9782874894404

nicolas le traceur de lignesParu en 2004 et réédité augmenté d’une préface brève d’Amélie Nothomb, voici un roman qui, sous un apparent désordre, cache d’indéniables qualités. Fondé sur un aller-retour incessant entre passé et présent, il narre la lente dégringolade d’un homme que tout devait prédestiner à une vie tranquille d’instituteur. Mais c’est précisément cette perspective rassurante qui semble avoir été à la base d’un désir de rupture totale. Le narrateur a pourtant un diplôme en poche, une femme aimante, mais il lâche tout du jour au lendemain et file vers Toulouse en voiture avec la volonté de ne pas laisser de traces. Dans les faits, après avoir épuisé ses maigres économies, il se retrouve dans les rues de Paris, puis d’autres villes, il connaît la vie de sans-abri, l’alcoolisme, la rapine. Il se dissimule sous ses habits déchirés et sous la crasse. Sa vie se dissout peu à peu, à mesure qu’il fait l’inventaire de ses souvenirs.

Aussi loin qu’il remonte, il retrouve le même dégoût pour le caractère étriqué de son milieu familial. Les sentiments à fleur de peau, il n’a jamais vraiment pu entrer dans les habits du destin qui s’ouvrait à lui. Toujours, la répulsion et la révolte ont pris le dessus. Pratiquant volontiers l’esclandre bruyant, il a de plus en plus de prises de bec avec tout ce qui représente l’autorité, la rigidité des systèmes. Farceur, il se lance alors dans des diatribes imagées qui laissent ses interlocuteurs pantois et lui valent le rejet. Cette désinvolture stylée se traduit aussi dans le récit qu’il nous en donne avec un plaisir non dissimulé et elle nous vaut de belles pages au verbe fleuri. Compagnon fidèle de ses déambulations, Arthur Rimbaud parsème le récit de ses rimes en accord avec l’état d’esprit du narrateur emporté sur sa frêle embarcation, avec ce sentiment fort de dérive sublime aux cauchemars fabuleux prêts à bondir derrière l’apparente quiétude des choses. Comme ces rats rôdant le long des voies ferrées qui se terrent à l’arrivée des convois et qui lui rongent l’esprit sans répit. L’univers du poète en empreigne même sa prose qui se déploie avec générosité et finit de donner sa pleine vivacité au récit :

Je slalome sur les quais, entre plantes exotiques et cages à perroquets, à singes hurleurs, à tigres blancs huppés, à petits de loups. Des indigènes vêtus de peaux de bêtes parlementent avec les maîtres de lieux. Ça chlingue la ménagerie et le Chanel. Adossé à un réverbère, de l’autre côté de l’avenue, un homme roule une cigarette et, tout en mouillant le liseré gommé, il suit tous mes déplacements, de son regard noir et cruel. 

Thierry Detienne