Les gens normaux n’ont rien d’exceptionnel

Un coup de cœur du Carnet

Hedwige JEANMART, Les oiseaux sans tête, Gallimard, 2018, 316 p., 21€ / ePub : 14.99 €, ISBN : 9782072762888

jeanmart les oiseaux sans tete.jpgHedwige Jeanmart nous revient quatre ans après son Prix Rossel. Blanès , premier roman au décalage subtil, se glissait sous le haut-patronage de Roberto Bolaño. Eva, en plein deuil d’une relation arrachée de façon abrupte, y croisait d’énigmatiques aficionados de l’auteur chilien  et tentait de redonner du sens à sa vie.

Ici, dès l’entame, Hedwige Jeanmart s’assure de créer un climat qui crisse, des lignes à l’inquiétude tangible et de nous prendre à rebrousse-poil du récit. Nous y suivrons donc d’abord Blanche, transbahutant depuis quelques années un irritant caillou mental, et presqu’agacée par sa propre démarche: « Elle n’est pas sûre  qu’elle aimerait qu’on fasse ça avec sa vie à elle, aller voir, s’imaginer des choses. C’est un peu comme si elle s’était approprié Daniel, qu’elle pouvait en faire ce qu’elle voulait ».  Comme bientôt le lecteur, cette enquêtrice improvisée – qui a toujours eu plus de dégoût que de sympathie pour Daniel Deur – a pourtant à cœur de comprendre quel homme il était avant, pendant et après ses meurtres. Existe-t-il des indices qui nous mettent le doigt sur le rouage grippé, d’expliquer le « pourquoi » au-delà même du « comment » ? Est-on en mesure d’entrapercevoir de quelle façon s’esquisse l’être derrière le crime ?  Peut-on mettre des mots sur « ça » ?

Nous sommes le 25 juin 1982. Daniel, à dix-huit ans, a passé quasiment toute sa ville en foyer. N’a jamais collé au moule propret des familles d’accueil dans lesquelles l’assistance sociale tentait de le parachuter. Toujours suscité un mouvement de recul ou une moue, où qu’il passe, presque davantage que son comparse d’abandon, défiguré bébé par l’incendie d’un radiateur électrique. Ces deux-là tentent ce soir-là de tromper l’ennui en faisant une tournée des bars pour l’anniversaire de Freddy. Daniel pressent à quel point il n’a pas les mêmes accès que d’autres à ce monde où les filles ont les cheveux soyeux et vous sourient naturellement. C’est à sa façon bancale et instinctive qu’il tentera de rétablir l’équilibre et qu’il déraillera. La prison qui l’accueille pour douze ans le remet dans la routine et l’activité : écriture, montage floral, tout est bon pour faire compter le tourneur plus vite. Auprès de Luz, sa correspondante incarcérée à l’autre bout du pays, il trouvera un point de fuite. Auprès de Paul, responsable d’une association, une possible réinsertion. Si sa libération se poursuit dans l’élan de la bonne volonté, Daniel a-t-il toutes les cartes en main pour retrouver ancrage ? Vécue du point de vue de Blanche, sous asphyxie, une pourtant joyeuse scène de pendaison de crémaillère n’aura de cesse de diffuser le venin du doute chez le lecteur.

Pour Les oiseaux sans tête, Hedwige Jeanmart corse donc le ton, triture dans ses aspérités et détails triviaux la peau rugueuse du réel. La romancière nous a séduits cette fois non pas avec cette mélancolie douce-amère dont était tissée Blanès,  mais avec une dextérité aiguë à coller au poisseux des murs, au pisseux des jours, au sordide à la petite semaine et à l’impossibilité d’être soi. Ici, les années 80 ne portent guère d’épaulettes et de paillettes : époque aidant, en cours de lecture, il nous est bien davantage arrivé de songer à Loulou de Maurice Pialat ou à L’Été Meurtrier de Jean Becker (d’après Japrisot). On a vu pires références de glu existentielle…

Anne-Lise Remacle