Le désarroi et la maraude

William CLIFF, Au Nord de Mogador, Le Dilettante, 2018, 124 p., 15 €, ISBN : 978-2-84263-931-0

cliff au nord de mogadorPeut-être ses lecteurs seront-ils un peu déçus par le dernier recueil de W. Cliff, au style et aux contenus plus prosaïques que jamais. Davantage encore que dans ses livres précédents, l’auteur prend à bras le corps l’ordinaire de la vie en évitant toute espèce d’embellissement. Pour la plupart, les textes prennent – ou semblent prendre – leur source dans une anecdote vécue personnellement, laquelle devient matière à réflexion sinon à méditation généralisante. Le paradoxe, c’est qu’ils adoptent la forme de poèmes, versifiés selon une métrique généralement régulière : décasyllabes, alexandrins, heptasyllabes, etc., avec recours à l’assonance plutôt qu’à la rime. Il en résulte une tension constante, caractéristique de l’écriture cliffienne, entre le poétique et le prosaïque : le premier n’est là que pour transcender le second, le sauver de l’insignifiance, lui donner relief et intérêt. C’est ainsi qu’au fil des pages sont évoqués telle auditrice hautaine, une panne d’électricité, le chant d’un oiseau, le soleil printanier, chacune de ces expériences devenant l’occasion de contrecarrer, sans exaltation superflue, la pesante banalité de la vie. De même, l’on note une curieuse insistance sur le motif du repas, acte d’une parfaite quotidienneté, mais assorti en l’occurrence d’une valeur positive et même salvatrice.

Une grande dualité sous-tend la manière cliffienne d’appréhender le monde. Il y a d’une part l’accent porté sur la laideur environnante, la grisaille pluvieuse, la bêtise et la vulgarité, la petitesse belge, l’agressivité des semblables. Et d’autre part l’aspiration à la beauté, à la bonté – le kalos kagathos des Grecs anciens –, à la grandeur, à l’idéal, sans verser toutefois dans la grandiloquence romantique. Ainsi le rejet du méprisable et le désir de l’exaltant se renforcent-ils mutuellement, en une complémentarité surmoïque – sinon chrétienne – dont cependant toute ambiguïté n’est pas exempte, la tentation de l’alcoolisme et de la dépravation n’étant jamais très loin. Les moments de révolte sont d’ailleurs éphémères. Souvent, ils laissent place à une sorte de fatalisme, dans le style « autant en emporte le vent ». Mais surtout, le pressentiment de la mort a pour effet de remettre à leur modeste place les inconforts et frustrations de l’existence : « spectacle navrant d’une amie emmenée à son enterrement », obscurité dont il émane « quelque chose de grand qui ressemble à la mort », angoisse éprouvée lors d’une pneumonie, appel à l’indulgence pour les défunts.

La poésie de W. Cliff est dominée plus encore par l’imaginaire du voyage et de la déambulation. La multiplicité des villes et des pays évoqués est notable : Mogador, Bologne, Granada, Milan, Manhattan, Ostende, Agrigente, Bruxelles, Paris, Philadelphie, les paysages naturels venant alterner de temps à autre avec l’univers urbain. Rappelons que l’auteur est polyglotte et qu’il a effectué des traductions de l’espagnol, du catalan, de l’anglais, de l’italien ; cette pluralité linguistique et culturelle a sans aucun doute redoublé et renforcé la pluralité spatiale. Entre tous ces lieux, le poète circule de manière répétée, quasi compulsive, les gares et les trains occupant dans cette bougeotte une place éminente. Comme les cabines d’avion, les cafés et les restaurants, les quais et les compartiments de chemin de fer sont en effet des espaces de côtoiement, voire de complicité, où le hasard peut ménager d’heureuses rencontres, même si ces situations restent par nature sans lendemain. De même, arpenter les rues d’une ville inconnue répond moins à l’envie d’apprendre qu’à celle d’échanger avec des inconnus quelques regards, quelques paroles, formes embryonnaires d’une relation affective ou du moins spéculaire.

Car la diversité des lieux et les déplacements incessants ne sont pas réductibles à quelque syndrome d’impatience maladive ou de curiosité exacerbée. Ils sont rien de moins qu’une vaste métaphore du désir, mais un désir à la conformation bien particulière, profondément labile – et sujet, de ce fait, à un renouvèlement continuel, épuisant. Visages entrevus, attirances furtives, occasions manquées, tentatives de séduction, aventures d’une seule nuit, tout nous ramène à la même disposition, celle d’une incoercible instabilité. Manifestement, le héros de ces vicissitudes en souffre autant qu’il en jouit. De même qu’il existe des taxis en maraude, il est lui aussi un être en maraude, circulant seul, au hasard, circonspect, guettant l’une ou l’autre bonne fortune. Aussi un rêve se dessine-t-il dans l’arrière-plan de cette quête sans cesse déçue : celui, impossible, de former avec un autre homme un couple durable, sécurisant, propre à calmer les angoisses de l’incertitude et de la solitude. La poésie de W. Cliff est l’illustration ressassée de cet impossible.

Daniel Laroche