Laurence SKIVÉE, L’air est différent, La Lettre volée, 2018, 101 p., 17 €, ISBN : 978-2-87317-507-8
Artiste plasticienne, Laurence Skivée interroge la vie par le dessin, par la photographie, la sculpture, la vidéo au fil d’une attention à ce qui se dérobe, dans une ouverture aux interstices de l’existence. Nul étonnement à voir sa poétique des instants dérobés, sa descente plastique dans les mondes de l’enfance en venir à la forme poétique, gagner le territoire mouvant du verbe. Après le livre d’artiste Je m’emballe (La Lettre volée, 2013), L’air est différent sécrète une écriture-regard acquise au recueillement d’instantanés de l’existence. C’est la mort de proches qui l’a poussée à s’emparer de ce nouveau médium. D’emblée, le texte tisse un lien en intériorité entre expérience de la perte et éclosion du verbe. Comme la photographie, le mot est chargé d’une valence testimoniale, fait pièce à l’oubli, officie un travail de deuil. La forme est celle d’un mouvement en suspens, d’une nuée d’haïkus qui, privilégiant un principe d’économie, entend suggérer la présence au travers de l’absence. Captures de fragments sensitifs, émotifs d’une vie, désubjectivation des personnages pris dans une épure voisine de celle de Beckett, mise en voix d’une tragédie traitée sur le mode minimaliste du « less is more », L’air est différent tournoie autour de moments minuscules, des frôlements imperceptibles de corps qui dansent « sur Fontaine et Trenet ». « Bientôt l’un de nous mourut. N’étaient restées que les cendres » (…) « Nous éparpillâmes tes cendres à Ostende / et le monde partit sur tes traces. / Anonyme Amour ».
Davantage que des cailloux de Petit Poucet, les mots sont des allumettes que Laurence Skivée allume dans le noir, sans gaspiller leur feu central. Une phrase ne vient jamais sans son halo de silence. Aérien, volatile, le dispositif typographique fait songer à des mobiles de Calder, évoque une décantation visuelle proche d’Éric Rohmer. Pas de graisse stylistique, pas de phrases-lianes acrobates enchevêtrées, mais un régime aphoristique du dire qui construit les tableaux d’une vie, qui avance à coups de sensations émancipées de l’ancrage personnel, de la psychologie. Laurence Skivée crée un usage météorologique du langage.
Si l’agencement est aérien, rythmé par le vide, par l’importance du blanc, les mots sont cependant compacts comme des poings serrés. Une compacité corrélée à leur raréfaction. L’apparence de tranquillité dissimule le trou noir des disparitions. Comment traverser la vie quand l’autre n’est plus ? Le lieu fixe autour duquel tout gravite est l’atelier dont l’évocation est récurrente. Adresse aux êtres qui nous ont quittés, L’air est différent bâtit une demeure de mots-cellophanes pour les enfuis, comme une chorégraphie portée par l’esthétique de l’évanescence. Laurence Skivée s’avance vers les mots en respectant leur mystère, leur retrait, refusant de les emprisonner dans un discours de maître. Comme il faut permettre aux morts de regagner le grand large, elle laisse les vocables repartir, dans l’attente de leur retour vagabond.
Véronique Bergen