Anne MORELLI (dir.), Le Bruxelles des révolutionnaires de 1830 à nos jours, CFC Éditions, 2016, 340 p., 40 €, ISBN : 978-2-87572-019-1
Il est des ouvrages dont on attendait l’émergence, dont on espérait l’advenue, des livres-événements qui comblent un vide dans le champ conceptuel. Assurément, le livre Le Bruxelles des révolutionnaires de 1830 à nos jours que dirige Anne Morelli, publié par CFC Éditions, appartient à cette classe rare d’œuvres intempestives qui secouent les champs de la pensée et de l’action. Remarquablement documenté, doté d’une riche iconographie, ce livre radiographie Bruxelles sous l’angle de son souffle insurrectionnel, révolutionnaire. Par une cruelle ironie de l’Histoire, la ville de Bruxelles porteuse d’un héritage subversif, lieu de rencontre de communards, d’anarchistes, de militants exilés, fer de lance d’un esprit insurgé, s’est retrouvée capitale décisionnelle d’une Europe vassale de l’oligarchie financière.
Derrière le visage eurocrate ou plutôt derrière ce masque imposé, étranger à l’esprit de la ville, Anne Morelli et ses collaborateurs (Jean Puissant, Bernard Dandois, José Gotovitch, Luc Keunings, Jean Boterdael, Francine Bolle, Guy Desolre et bien d’autres) réveillent les petites et grandes histoires des luttes sociales passées mais aussi actuelles, des expériences d’auto-gestion libertaire, la vitalité de la presse subversive. Analyses de la révolution de 1830 par Els Witte, du rôle socio-politique des Maisons du Peuple, des librairies révolutionnaires par Anne Morelli, de l’art urbain du graffiti par Adrien Grimmeau, du séjour des anarchistes espagnols Ascaso et Durrutti par Pelai Pagès I Blanch, de la naissance des loges maçonniques, de leurs combats en faveur de la laïcité par Nicoletta Casano, de la communauté libertaire L’Expérience fondée en 1905 par un des principaux acteurs de l’anarchisme de l’époque, Émile Chapelier, par Jacques Gillen… autant d’angles sous lesquels se saisit l’aspiration révolutionnaire animant des collectifs mus par les idéaux de l’émancipation, de l’égalité, de la récupération de nos puissances d’exister. Toute une ville souterraine, méconnue, muselée par la mémoire officielle surgit au fil d’une série de contributions qui, ravivant l’héritage des expériences passées, des luttes ouvrières, interrogeant les formes actuelles de subversion, permettent de constituer une histoire à transmettre. Comme le rappelle Anne Morelli en ouverture, pour changer la vie, il faut changer la ville, pour ouvrir la possibilité d’autres modes d’existence libérés de la tutelle du néolibéralisme, de l’aliénation, il faut s’approprier l’espace urbain : cette lame de fond de l’Internationale Situationniste, que développa Henri Lefebvre, les zadistes, les squatteurs, les collectifs auto-gérés la reprennent à leur compte, en la réinventant.
C’est durant son exil à Bruxelles, que Karl Marx rédigera le Manifeste du Parti Communiste, c’est place des Barricades que Victor Hugo résidera lors de son exil. Lénine se rendra à plusieurs reprises dans la capitale. Des loges maçonniques comme les Amis Philanthropes s’inspireront des socialistes utopistes (Charles Fourier, Saint-Simon…). Suivant l’ordre chronologique, de la naissance de l’état belge à nos jours, l’ouvrage redonne étoffe, vie, vigueur à des inventions socio-politiques, à des acteurs des luttes, à des artistes pris dans une écologie politique des pratiques. C’est ainsi que sont évoqués le familistère de Godin fondé en 1887 le long du canal, Isabelle Gatti de Gamond créant en 1864 la première école laïque pour jeunes filles, les estaminets et lieux de rencontre des militants, Élysée Reclus, le géographe, le penseur anarchiste invité par l’Université Libre de Bruxelles, la tentative d’assassinat du roi Léopold II par l’anarchiste italien Gennaro Rubino à l’époque de la « propagande par le fait », la prégnance des militants communistes, les exilés chiliens ayant fui leur pays lors du coup d’état de Pinochet en 1973, l’artiste Emilio Lopez-Menchero,le hip-hop, le muralisme, le graffiti comme pratique de contestation, portée par la colère, d’appropriation de l’espace public, les taggeurs Obêtre, Parole et autres activistes graphiques (opérant notamment dans les Marolles, un haut-lieu des luttes, un quartier qui se retrouve en proie actuellement, comme le canal, à une gentrification galopante, à l’arrivée de populations aisées, favorisées, qui se voit soumis à une spéculation immobilière faisant peser une menace sur les habitants actuels), les comités de quartier, les lieux alternatifs (cinéma Nova, librairies révolutionnaires comme « Joli Mai » et « Aurora » à Saint-Gilles)….
Si Bruxelles vit sur le fantôme de la Senne emmurée, elle danse aussi sur les armées de dissidents, sur les guérilleros de l’ombre, d’hier, d’aujourd’hui mais aussi de demain, sur les libertaires, sur toute une mouvance de collectifs certes très différents les uns des autres mais qui composent une nébuleuse des insurgés.
Merci à Anne Morelli, à ses collaborateurs, à CFC Éditions d’avoir ramené au jour des événements, des soulèvements d’énergie libre, un esprit des luttes que le présent s’entend plus que jamais à étouffer afin d’asseoir l’hégémonie d’un système qui va à sa perte. L’ouvrage se clôt sur le magnifique souffle de résistance que délivre Raoul Vaneigem. Les jeux ne sont jamais faits. « Les enjeux sont clairs. Ou bien nous entrons dans une logique suicidaire et nous nous résignons à crever dans la chambre à gaz des banquiers, où ils finiront du reste par être eux-mêmes engouffrés. Ou bien, prenant conscience que nous n’avons désormais d’autre aide à attendre que de nous-mêmes, nous jetons les bases où l’art de vivre éradiquera le système de profit et d’exploitation dont la faillite se consomme sous nos yeux » (Raoul Vaneigem). Aux côtés d’autres mobilisations, ce livre, en se propageant, en passant de main en main, de pays en pays, contribuera à jeter les bases d’autres manières de vivre, de penser, d’exister aptes à enrayer la victoire de la pulsion de mort. Sous les pavés, le grondement de tous ceux et celles qui inventent des formes de contestation contre l’état inique du monde.
Véronique Bergen