Simon LEYS, La Chine, la mer, la littérature, Essais choisis par Jean-Luc Outers et Pierre Piret, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2018, 377 p., 9.50 €, ISBN : 978-2-87568-250-5
L’érudition, la subtilité et la vivacité du sinologue Pierre Ryckmans font des textes réédités, préfacés et postfacés par Jean-Luc Outers et Pierre Piret sous le titre La Chine, la mer et la littérature une chance pour quiconque cherche à s’initier à l’immense civilisation chinoise. Ainsi, dès les premières pages, deux traits méconnus nous en sont livrés et surtout expliqués : la « monumentale absence du passé » qui se constate dans le peu de bâtiments anciens subsistants, d’une part, et, de l’autre, la calligraphie en tant qu’« art suprême aux yeux des Chinois ». Les deux correspondent à leur conviction que la pérennité spirituelle appartient à l’écrit transmissible et métamorphosable, jusqu’aux « faux » copiés au fil des siècles, bien plus qu’à la pierre aussi orgueilleuse que soumise aux ruines du temps. La récurrence des pratiques iconoclastes dans l’histoire de la Chine, y compris sous l’action des Gardes rouges dans les années soixante du XXe siècle, en reçoit un éclairage inattendu. De même, approchant « Poésie et peinture », Ryckmans met en exergue « les vertus du vide » qui s’échangent de l’une à l’autre, blanc, silence, non-dit, ellipse du verbe, absence du sujet, et qui répondent à l’idéal du qi (esprit, souffle, énergie…), « concept central de la théorie esthétique » pour manifester la « communion avec l’univers ». Exemple splendide, ces vers de Ma Zhiyuan :
Lierre mort, vieil arbre, corbeaux du soir ;
Petit pont, rivière rapide, chaumière ;
Antique chemin, vent d’ouest, cheval étique…
Cependant, sous le pseudonyme de Simon Leys (pris pour échapper à un refus de visa pour la Chine suite à son livre Les habits neufs du Président Mao), Ryckmans reçut l’onction des médias le jour où, sous les regards de la caméra et de Bernard Pivot, il ridiculisa une thuriféraire de la Chine maoïste. Depuis Hong-Kong, fort de sa situation de sinologue observateur, il avait écrit ce livre sur la Révolution culturelle montrant la lutte pour le pouvoir qui dominait l’événement, là où une grande part de l’intelligentsia occidentale voyait une révolte de masse contre la dictature bureaucratique du régime communiste – une insurrection et même une tentative de réinstitution, à l’instar de la Commune de Shangai durant près de deux ans, que l’événement en question était aussi. Leys en tira une réputation de lucidité qui à la fois porta la confusion sur son apport à la sinologie et sanctifia sa réputation de critique moral. Ce qui ne doit pas faire oublier qu’aucun discours ne sature un événement (Révolution française, Commune de Paris, Révolution culturelle, Mai 68…). D’esprit critique jusqu’à la causticité sceptique, Simon Leys ne contribua que peu à la réflexion politique, même s’il la rapportait à une éthique humaniste – sauf précisément lorsque Pierre Ryckmans nous initie à la pensée de Confucius et souligne sa critique des lois : « les lois incitent les gens à la ruse et excitent leurs pires instincts », ce qui mérite d’être développé. Par contre, l’essai sur la Chine d’aujourd’hui, « Anatomie d’une dictature post-totalitaire », sans être erroné, ne nous apprend pas grand-chose que nous ne sachions. Et si l’idée que «la politique étant l’organisation du pouvoir, toute pratique politique tend structurellement au totalitarisme » est bien la sienne, elle semble pour le moins un peu courte.
Il n’empêche que sa proximité avec la culture chinoise aiguisa à coup sûr son talent de critique littéraire. Ses textes sur Segalen, sur Cervantès, sur Michaux sont heureusement réédités dans ce recueil qui, entre Leys et Ryckmans, également grand traducteur (« Le traducteur idéal est un homme invisible. ») de classiques chinois, ne doit pas nous faire hésiter.
Éric Clémens