Leïla HOUARI, Ni langue ni pays, L’Harmattan, 2018, 174 p., 17,50 €, ISBN : 978-2-343-14190-9
Nous l’avions découverte, voici sept ans, dans Les rives identitaires, un « récit nomade » frémissant d’espoir et de rébellion, de joie de vivre et de détresse.
Née à Casablanca en 1958, belge d’adoption et de cœur (sa famille s’établissait à Bruxelles dès 1965), Leïla Houari, qui avait publié auparavant un roman, des nouvelles, des poèmes, une pièce de théâtre, proposait ensuite Cuisine intérieur (2014), un livre débordant de saveurs et de fantaisie, mais qui faisait la part de la mélancolie, dans le sillage de Jean-Claude Pirotte, cité en exergue : « Je ne suis ni d’ici ni d’ailleurs et sans cesse chassé de moi-même ».
Nous la retrouvons aujourd’hui dans Ni langue ni pays, et reconnaissons aussitôt sa voix, spontanée, libre, vibrante. Sa passion d’écrire (« Je m’accroche aux mots, ils sont des lucioles dans la nuit de mes incertitudes. »). Son goût de retraverser les saisons de sa vie, de les comprendre, et de les dépasser en les gardant au fond du cœur.
Par petites touches, refleurit l’enfance. Du plaisir inépuisable de hanter la bibliothèque (« Je lisais tout ce qui me tombait sous la main. Enfants, nous nous sommes réchauffés, apaisés, dans ce refuge confortable que nous étions toujours les derniers à quitter, mon frère et moi. ») à l’ivresse de savoir nager, au bout d’un rude apprentissage (« Nager a été une belle bouée de sauvetage pour mon esprit. Quelle légèreté de flotter pendant des heures ! […] Chaque brasse évacuait un chagrin. Je devenais sirène »).
Puis remontent des moments épineux de l’adolescence (« Mes dix-sept ans étaient indomptables. »), tel ce jour où elle s’enfonce seule dans la forêt, saisie par l’envie d’en finir, mais désemparée quand tombe la nuit froide, prise d’angoisse et soulagée de trouver abri dans une maison accueillante, puis de réintégrer son foyer. Fugue brève, mais jamais oubliée.
Elle évoque la mémorable initiation, sous l’aile du professeur Luc De Smet, à une manière d’aborder le théâtre en trouvant sa propre créativité. Prélude à ses multiples activités à Bruxelles dans le domaine socioculturel : animations, ateliers, théâtre, vidéo… Depuis, elle a jeté l’ancre à Paris, où elle ne se lasse pas de vagabonder, gourmande de tout ce qu’elle capte : passants, immeubles, les quais, un oiseau sur une branche, les nuages…
Ni langue ni pays : les deux thèmes, lancinants, l’habitent en creux.
« J’ai deux langues. La langue d’ici. Je l’apprivoise chaque jour. Il y a aussi la langue de ma mère. Je l’ai perdue en traversant la mer. Il arrive qu’elle chante dans ma tête. Les arabesques virevoltent, m’entraînent à mille lieues d’ici. » « Je n’écris qu’une langue. L’autre ressurgit du plus profond de moi sans crier gare. »
« Je suis enracinée dans une terre de plus en plus invisible, j’avance en funambule sur la ligne d’errance. » « Nulle part est mon port d’attache, mon pays, ma ville, mon quartier. »
Si son père demeure « le personnage emblématique » de sa vie, la mère prend ici une force, une présence singulières. « Ses mains habiles tissent, brodent, cousent, reprisent, lavent, coiffent, tressent, repassent, trient. […] Jamais elles ne se tendent pour réclamer ou recevoir une quelconque récompense ou reconnaissance. Ses mains ont la fierté gravée jusqu’au bout des doigts.»
Et le dialogue serré entre maman et fille, qui clôt le livre, a un poignant accent de vérité.
Leïla appréhendait déjà la rencontre dans le bus qui la conduisait, sous la pluie, à l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle (« Une vraie petite fille. Je vais encore chercher mes phrases, en arabe, en français, perdue, confuse ») d’où elle s’envole pour le Maroc. Au terme d’un long voyage, elle atterrit à l’aéroport d’Oujda-Angad, où sa mère l’attend, « droite comme un I ». Elles rallient en taxi la petite ville de Guercif.
Les retrouvailles sont difficiles, tendues pour un rien, entre celle qui doute, se tourmente en ces temps tragiques d’attentats, et celle que les événements du monde n’intéressent plus ; qui s’en veut seulement d’avoir obéi aux convenances, d’avoir manqué sa chance, ainsi qu’il arrive à toute femme pauvre, sans instruction ni métier. « Mon chagrin s’appelle ignorance ! […] La vie est un livre ouvert. Promène-toi dans ce jardin magnifique. Tu le peux, toi. Tu devrais le savoir, mieux que moi. »
Au couchant de sa vie, il lui reste la musique, la danse, le rire, l’insouciance. Et l’ironie, parfois perçante, face aux interrogations anxieuses, aux désarrois de sa fille : « Ne sombre pas dans les questions stériles. […] Calme-toi un peu, tes jérémiades n’empêcheront rien. Accomplis ta tâche comme je pétris le pain. »
Pourtant, l’affection est là, étroitement partagée, parfois teintée de complicité, empreinte de douceur. Et Leïla repartira pour Paris, apaisée.
Francine Ghysen