Où l’on apprend à vivre dans les textures

Stéphane LAMBERT, Art Poems, La Lettre Volée, 2018, 72 p., 15 €, ISBN : 978-2-87317-505-4

I.
derrière le sommet
où s’affaisse la montagne
s’ouvre une autre faille

II.
la profondeur
tel qu’on le croit
n’est pas spirituelle
me dis-je
dans la Rothko room
à Washington
la profondeur
est spatiale

plus on regarde
la surface colorée
plus on s’enfonce
dans son lointain

lambert art poemsOn pourrait lire très vite. Se contenter de voir, dans cet Art Poems, des hommages sensibles de Stéphane Lambert à des démarches, à des œuvres d’artistes contemporains majeurs, tels Mark Rothko, Cy Twombly ou James Turrell, ou à l’art antique de la fresque. On aurait beau jeu alors de rappeler que Stéphane Lambert n’en est pas à son premier livre gravitant autour de l’art. Qu’on lui doit de splendides choses déjà, sur Monet, Nicolas de Staël, Rothko déjà. Qu’il affectionne aussi les essais « sur les grands noms ». Beckett notamment. Et puis, basta, on penserait avoir tout dit.

Oui mais voilà.

On pourrait lire plus lentement aussi. Se demander, par exemple, pourquoi un auteur gravite-t-il si souvent autour du monde des arts ? À quelle(s) expérience(s) cherche-t-il à nous rendre sensibles, nous, humains humaines, pas toujours au fait de l’art contemporain, pas toujours attachés à ces pratiques œuvrant sur la lumière, les tâches lumineuses, les grafouillis, les explorations de couleurs uniques en leur genre ? Sur quel terrain, lui, l’auteur, met-il les pieds, à quelle expérience forte se confronte-t-il, quand il regarde durant des masses rouges d’Anish Kapoor ?

Pas envie de répondre à la place de Stéphane Lambert, bien sûr. Pas d’intérêt d’ailleurs à le faire et à clore le débat. Se contenter ici d’hypothèses.

Hypothèse n° 1 : Apprendre à regarder les matières

Dans ces poèmes, Stéphane Lambert nous confronte aux œuvres regardées. Rien d’autre. Ne fait aucune allusion « à la vie des artistes ». Se « contente », en somme, de rapporter, en quelques mots, sa propre expérience, les impacts ressentis à la vue de ces œuvres. Pas d’analyses technique ou historique, donc. Du sensible, donc, et rien que. Un œil et un esprit regardant les matières exposées devant nous par l’artiste. Un esprit cherchant, par l’écrit, à rendre compte, par les mots, des affects. De ce que tout cela remue en lui. Un esprit sachant parfaitement les limites du genre, l’incroyable capacité des mots à « tuer l’expérience », à l’enfermer dans un système grammatical contraignant, complètement étranger à « l’expérience sensible ». Un esprit apprenant ainsi à regarder la matière et à dire ce qu’il voit, perçoit.

Hypothèse n° 2 : Apprendre ainsi, métaphoriquement, à regarder le monde

Oui mais voilà. On aiguise son œil, d’accord, on aiguise son esprit, d’accord. On pourrait aussi aller plus loin. Lire autre chose dans cet Art Poems qu’un « compte-rendu d’apprentissage ». On pourrait dire aussi : En regardant des toiles, dessins, fresques et œuvres plastiques, Stéphane Lambert apprend à regarder le monde, en général. Met en place une manière d’exister. D’être au monde. De tirer parti, loin des discours savants, loin des discours pensant à notre place, du fait de fouler la terre. Stéphane Lambert nous invitant, en quelque sorte, à regarder. Par tous nos sens. Par tous nos pores.

Hypothèse n° 3 : Inventer ainsi un rapport au monde, un rapport au temps personnels

Du bout des lèvres, Stéphane Lambert tire ainsi, de ses expériences esthétiques, des idées sur le temps ; sur les cycles ; sur les territoires totalement neufs ou inédits, où débarque l’esprit. Du bout des lèvres, ses poèmes disent combien nos corps, nos esprits, sont littéralement mobilisés, ébranlés, à force de contempler les ruines, les restes de fresques antiques, par exemple, les matières quasi minérales laissées par des traits, des traces de couleurs. Du bout des lèvres, Stéphane Lambert nous incite à y aller voir de plus près. De tenter nous aussi l’expérience, en somme. D’aller voir ce qu’on peut, nous autres, humains humaines, corsetés dans nos corps, en tirer.

Ce n’est pas rien. C’est superbement ambitieux. Superbement littéraire.

Vincent Tholomé