Un coup de cœur du Carnet
Albert T’SERSTEVENS, Un apostolat, Suivi de Un apostolat d’A. t’Serstevens : misère de l’utopie de J.-P. Martinet, Rocher, coll. « Motifs », 2018, 340 p., 9,5 €, ISBN : 979-10-95071-33-4
Nulle trace de lui dans le fort volume Littératures belges de langue française signé Berg et Halen ni dans l’histoire collective de la littérature belge francophone parue chez Fayard en 2003. À peine une maigre notice dans le Dictionnaire des œuvres de Frickx et Trousson, et encore, rendue inaccessible par une erreur d’indexation… L’absence d’Albert t’Serstevens (1886-1974) dans les ouvrages de références est douloureuse, surtout à qui vient d’achever, éberlué, Un apostolat et cherche à en connaître davantage sur son auteur. Alors, autant retourner aux fondamentaux et le dénicher chez Camille Hanlet, où lui est accordée, dans l’introduction des Écrivains belges 1800-1946, une mention unique, mais qui permet peut-être de comprendre pourquoi cet écrivain nous aura échappé : « […] nous laissons volontairement de côté certains auteurs, Belges de naissance et d’éducation, mais devenus Français par l’habitat, qui semblent avoir de parti pris renié toute attache littéraire avec leur patrie et dont les œuvres, tellement imprégnées de l’esprit français, ne conservent plus rien de spécifiquement belge. C’est cependant encore un honneur pour la littérature belge d’avoir donné ces écrivains à la France, qui a été fière de les adopter et de consacrer leur talent. » Hanlet range, parmi ces fils prodigues jamais revenus, J.-H. Rosny, le dramaturge Henry Kistemaekers et un certain… Albert t’Serstevens.
Quand il publie Un apostolat en 1919 chez Albin Michel, le natif de Bruxelles vit déjà à Paris depuis longtemps mais n’a pas encore obtenu la naturalisation française. Ce sera chose faite en 1937, année symbolique sur le plan identitaire pour les écrivains « belges » puisque que c’est celle où paraît le Manifeste du Lundi ! L’homme fait partie de ces méconnus dont on associe cependant le nom par automatisme avec un plus célèbre que lui. « Ah oui, Albert t’Se… (et le reste se perd dans un indiscernable sifflement), l’ami de Blaise Cendrars ». Et il est vrai que son livre tardif (1972) L’homme que fut Blaise Cendrars fait partie des témoignages les plus profonds sur l’auteur de Moravagine. Un vrai modeste se reconnaît à ce qu’il parle trop volontiers de ses amis.
Un apostolat est un roman majeur du XXe siècle. L’inspiration autobiographique qui nourrit l’œuvre se trouve explicitée dans une note de 1973 : « À dix-huit ans, attiré par les expériences sociales, t’Serstevens fonde avec quelques amis un phalanstère collectiviste, selon les idées de Fourier et Kropotkine. “Les femmes, dans notre phalanstère, étaient communes. cette aventure a fini au plus mal. On n’a pas tardé à se chamailler. L’un de nous s’y est pendu. J’ai raconté tout cela dans mon roman Un apostolat. J’y suis sous le nom de Krabelinckx”. »
De ce qui apparaît, ramassé en quelques lignes, comme un épisode anecdotique et sordide au débouché malheureux, t’Serstevens va tirer un texte implacable d’intelligence, sous-tendu par une féroce amertume sur les mirages de l’utopie. C’est au restaurant Cérès, géré selon une stricte observance hygiénique et rationnelle comme annoncée sur le panonceau à l’entrée, qu’un groupe de jeunes idéalistes se réunit, autour de la figure charismatique de Chapelle. « Ouvrier typographe, propagandiste acharné », Chapelle se dresse en ennemi déclaré du Capital et de la Guerre, ne rêve que Cité régénérée (le nom de sa feuille hebdomadaire) et ambitionne d’achever une étude en plusieurs volumes (dont il n’a bien entendu pas encore écrit une ligne) de l’œuvre de Malthus. Autour de lui s’agrègent son fidèle disciple Pascal Marin, l’émotif Lhommel au tempérament de Saint-Thomas, le rimailleur Fernand Verd et Kraebelinckx, alias t’Serstevens. « Ils étaient tous végétariens, comme Pythagore et Orphée. Ce n’était pas un régime de santé mais la consécration d’un principe. Ils donnaient au végétarisme toutes les vertus de la tempérance, une assimilation parfaite à la sagesse, une connaissance plénière du bien, du beau et de la vérité. » Pas d’alcool donc – pour rester maître de ses pensées – ni d’œuf – on ne tue pas ainsi la vie en germe ! – pour ces libertaires qui préfigurent à maints égards les végans les plus orthodoxes d’aujourd’hui.
Suite à l’héritage paternel de Marin, se concrétise le projet d’acheter, loin de la ville, une propriété (vilain mots à l’oreille des proudhoniens rabiques, mais en est-il un autre ?) où se retirer et appliquer pleinement les principes absolus de l’émancipation. Le phalanstère, rebaptisé Cité Kropotkine, s’installe au Mans. Un artiste norvégien et son épouse, leurs enfants et une autre femme s’y adjoignent. Commence alors une vie fraternitaire qui, sous l’effet de l’autoritarisme croissant de Chapelle, dérivera assez rapidement vers la logique sectaire.

Albert t’Serstevens
Quoi de génial à ce roman – qui au fond dessine le portrait bien senti d’une jeunesse certes pétrie d’illusion, cependant pas représentative de toute la génération d’avant 1914 ? Eh bien, l’art d’Albert t’Serstevens, qui, en synthétisant les paradoxes auxquels sont confrontés nos hommes de bonne volonté ainsi que les multiples déconvenues qu’ils subissent, offre rien moins que le Bouvard et Pécuchet du socialisme utopique. Le récit pourrait se limiter à la dimension drolatique des questionnements qui s’y succèdent – Comment remplacer une pièce de métal à une machine agricole quand on refuse d’en acheter une aux mercantis et qu’en même temps on ignore l’art de la forge ? Comment développer ses singularités d’affranchi en prétendant à la fois s’intégrer dans une communauté et y jouer un rôle responsable ? Comment ne pas se sentir tout de même du côté des possédants frustrés quand on se fait dérober le reste de l’héritage par plus anarchiste que soi ? Un apostolat pourrait n’être en effet qu’un roman satirique parmi d‘autres. S’il ne débouchait sur la tragédie et la mort d’homme.
Y a-t-il dans ce roman des traces d’un quelconque regard belge, alors que l’action s’inscrit dans la province française puis s’échappe à Londres avant de revenir finalement à la Ville-Lumière ? Oui, mais pas un regard d’écrivain ; de peintre. t’Serstevens pourrait signer James Ensor sa description carnavalesque de la sarabande des hâbleurs qui agitent le célèbre coin de Hyde Park, « les uns brandissant des croix, les autres des bannières, des cryptogrammes, des parapluies et des sceptres, des goupillons ou des longues-vues, arborant à leurs chefs triangles, cercles, losanges, dodécaèdres, appuyés de clairons, de timbales, de cornemuses, de pianos moroses, de saxophones quinteux ; mais tous certifiant l’absolu de leurs inspirations, l’intégrale vérité de leurs dires[…] » ? Et aussi Masereel, sa description de l’homoncule écrasé par la grande ville qui « l’enveloppait, terrible, innombrable, houleuse comme une mer : il allait à la dérive, réduit à son pauvre idéal mal arrimé, à l’épave battue, crevée sans calfatage, que représentaient ses espérances débiles et sa volonté chancelante ».
L’essai de Jean-Pierre Martinet, reproduit à la suite du texte, n’évoque pas cette dimension picturale essentielle dans l’approche sensible du roman. Il étourdit plutôt le lecteur à coups de références, de comparaisons et de rapprochements, comme si ce name dropping était nécessaire à l’intégration de t’Serstevens dans « la grande littérature ». Au moins Martinet, outsider génial s’il en fut, était-il vraiment à même de comprendre qu’avec Albert t’Serstevens, on avait affaire à « un homme doué pour le bonheur, ce qui n’est guère fréquent chez les écrivains : le sel sur la peau, les pays inconnus, la tendresse des femmes, la littérature goûtée en gourmet, voilà qui lui paraît bien suffisant pour justifier une vie ».
Inféodé à nul parti ni idéologie réactionnaires, t’Serstevens n’aura écrit Un apostolat que pour en dégager l’expérience lucide de sa désillusion. Une leçon d’écriture et de liberté, dispensée par un des meilleurs maîtres qui soit – de ceux qui vous somment de vous dépêcher d’oublier ce qu’ils viennent de vous inculquer. « Oui, murmura-t-il, quel tas de blagues… »