Pierre-Yves Soucy. L’espace poétique

Pierre-Yves SOUCY, Reprises de paroles, Lettre volée, 2018, 64 p., 14 €, ISBN : 9782873175191

Poète, essayiste, auteur d’une œuvre exigeante, traducteur, rédacteur en chef de L’Étrangère, Pierre-Yves Soucy délivre dans Reprises de paroles un espace poétique construit en quarante-huit tableaux. Toute parole n’est que reprise dès lors que les sources font retour, que les mots remontent les siècles. Offrant une sépulture de vocables à Antigone, Pierre-Yves Soucy écrit depuis la tragédie d’Antigone mais aussi par-delà, tissant un dialogue infini avec la voix de celle qui défia les lois de la cité, le pouvoir que condense le nom de Créon. En tant que foyer poétique dans un temps de détresse, Antigone interpelle notre présent, ses déséquilibres, ses désarrois. Elle est celle qui se tient face à ce qui est, qui transgresse les lois édictées par le maître des lieux. En quarante-huit tableaux, l’irréparable étend sa logique. Interpolant des vers de Sophocle placés en italique, le poète épure la scène tragique, ne convoquant aucun nom, taisant Créon, Polynice, Étéocle pour mieux écouter ce qui s’arrache de l’ombre des millénaires : le conflit entre la voix éthique et la violence de l’État, la guerre entre le corps qui donne abri au mort privé de sépulture et le principe de la Realpolitik qui châtie la rébellion.

Haute densité d’une langue qui porte le sensible, le fragment, l’inachevé dans les sphères d’une pensée poétique, Reprises de paroles rend les mots aux bouches que l’on a muselées, traverse le silence et le vide des mondes défaits.

aux fragments d’un temps fracassé
le sommeil encadré par les rapaces
sous un soleil venu trop tôt
nous          peut-être trop tard
devons refaire le temps confisqué

Pierre-Yves Soucy ne spiritualise pas la concrétude mais tend une arche entre l’empirique et le conceptuel, entre l’être et ses conditions de possibilité, dans une invasion réciproque de la chair et de l’Idée. C’est du sensible que naissent la pensée et l’imaginaire. Les rapaces qui tournoient (le sommeil encadré par les rapaces / sous un soleil venu trop tôt) sont aussi bien les oiseaux de proie qui convoitent le cadavre de Polynice à qui Créon refuse tout tombeau que la métaphore, le signe de ce qui amenuise les puissances de vie. Fragments de l’éveil, Après la montée du jour, D’une obscurité, l’éclaircie, Neiges. On ne voit que dehors… Acquise à un mouvement de soustraction, de concentration qui évacue tout bavardage, toute anecdote, la geste poétique que Pierre-Yves Soucy décline au fil des recueils interroge le plus nu, les jeux de clair-obscur d’un langage qui se resserre sur la quintessence. Quintessence du dire, du vivre poursuivie dans une pratique du fragmentaire où l’image, la vision tiennent lieu de fil d’Ariane. Donner à voir, à sentir, à percevoir, à concevoir passe par l’attention portée à une langue soustraite à la tentation du formalisme, des jeux oulipiens, post-oulipiens, pris dans l’auto-référentialité.

S’emparant des échos qu’Antigone libère, la suite poétique décontextualise moins la figure de la fille d’Œdipe qu’elle ne la prolonge dans un labyrinthe d’oracles. Le dédale comme lieu d’une condition humaine écartelée entre fond obscur des pulsions et fond non moins obscur de la loi, de l’ordre. Dans un éternel recommencement de la parole, dans la création d’un palimpseste nourri de Sophocle et de Hölderlin où le verbe interroge son avènement, le rapport qu’il tisse entre les vivants et les morts, entre l’homme et les dieux enfuis.

sur chaos         sur vertige
de mots dits vers l’ombre
vers
bouche que troue le néant

troue la parole
et rien ne tient
à la vue des meules de la cité.

 Véronique Bergen