Laurent DE SUTTER, Pornographie du contemporain. Made in Heaven de Jeff Koons, La Lettre volée, coll. « Palimpsestes », 2018, 64 p., 14 €, ISBN : 978-2-87317-516-0
L’indignation qu’a suscitée l’installation Made in Heaven en 1991, plus récemment Les Tulipes, les ires et condamnations que soulèvent les œuvres de Jeff Koons dans le monde des critiques d’art (mercantilisme, opportunisme, infantilisme, mauvais goût…), Laurent de Sutter les ausculte, les dissèque au fil de Pornographie du contemporain. Made in Heaven de Jeff Koons, un essai audacieux, décapant, incisif qui part du symptôme Koons pour livrer les attendus d’une esthétique contemporaine. Un mot condense à ses yeux l’anathème dont Koons est victime : celui de kitsch dont il montre que Clement Greenberg en a fait le repoussoir du modernisme. Pour Greenberg, le kitsch est au modernisme ce que l’arrière-garde est à l’avant-garde. Le rejet du kitsch (vu comme vulgaire, académique, culture standardisée, démocratisation de l’art…) que partagent Greenberg et Harold Rosenberg s’appuie sur l’épineuse question de la définition de l’art, à savoir le partage entre un « art vrai, authentique » et la sphère du non-art. La division entre « grand art » et « art populaire », la visée essentialiste chargée de produire les canons esthétiques, les critères transcendants départageant l’art du non-art ont, depuis lors, été réfutées. Derrière la volonté d’exclure ce qui relève du kitsch, des stratégies de domination sont opérantes.

Jeff Koons, Made in heaven, 1989 – © Jeff Koons
Certes, en arrière-plan des salves critiques contre Jeff Koons, certains se fondent sur l’argument éculé, problématique du « vrai art » (et du rejet de ce qui n’en relève pas). Mais l’accueil négatif réservé à ses œuvres peut s’appuyer sur un point de vue constructiviste, sur une pragmatique des effets ayant fait le deuil de l’impossible partage entre art et non-art. Dès lors que la mise en crise des critères du jugement de goût est actée, il demeure le critère de la consistance de l’œuvre pour reprendre les termes de Deleuze et Guattari. Définie comme « bloc de sensations », comme Chaoïde, l’œuvre naît d’un point de crise et tire un plan de composition sur le chaos. Sous cet angle, Jeff Koons demeure dans les eaux de la doxa, de l’opinion, évitant tout corps-à-corps avec le chaos au seul profit d’un recyclage des clichés du temps. Laurent de Sutter déploie avec puissance l’entrée dans un autre âge de l’art, pointant Baudelaire en « critique d’art de la fin de la critique d’art » tandis qu’il dresse, en miroir, Jeff Koons en « artiste de la fin de l’art ». Mais, à même la mise en crise du jugement de goût, demeure la possibilité de singulariser les praxis artistiques, soit qu’on les singularise en tant que créations porteuses de vérité, en exception au règne de la marchandise, à l’état des choses (Badiou), soit qu’on les élève au rang de pensées-chaoïdes en rupture avec l’opinion et la transcendance (Deleuze et Guattari).
Aux côtés d’une détestation du kitsch koonsien intégrée dans une vision hiérarchique de l’art, on peut se détourner de l’artiste au nom de son évitement du chaos, de son redoublement caricatural de ce qui est. La valence tautologique de Made in Heaven en fait l’antonyme de l’aura théorisée par Walter Benjamin, aura dont il a exposé la disparition avec l’avènement de la reproduction technique des œuvres. Non pas la colère des puristes mais la défiance exprimée par ceux pour qui l’art demeure le territoire de la résistance à l’état du monde. Si Jeff Koons brandit un « pour en finir avec le jugement de valeur », c’est parce que c’est son seul joker, sa seule arme afin de légitimer ses créations relevant d’un supra-kitsch avalisant et revendiquant l’identité de l’art et de la marchandise. Son œuvre-symptôme d’une époque en phase terminale parachève le devenir consumériste de l’art.
Plaçant Jeff Koons dans la lignée de Duchamp, du Pop Art, Laurent de Sutter montre avec brio combien il a contribué à accentuer les bouleversements du goût. Mais à liquider les catégories de beau, de sublime (et à rendre obsolète la valence critique des œuvres), on court le risque de revenir en deçà de la troisième Critique de Kant, d’unir ce que Kant avait séparé : le beau et l’agréable, bref, de verser l’esthétique dans le divertissement.
Au paragraphe 15, Laurent de Sutter dresse un magnifique portrait conceptuel de Koons, révélateur de l’entreprise de l’artiste : Koons en Candide contemporain au sens où « l’acceptation de la perfection du monde » renvoie au postulat de Pangloss (précepteur de Candide) dans le conte philosophique de Voltaire. « Toute chose est la meilleure des choses possibles : tel est l’étrange leibnizisme de Koons, dont « Banality« se voulait l’effectuation matérielle, l’affirmation magnifiante — une pierre tombale monumentale pour l’âge du jugement ».
Véronique Bergen