Un coup de cœur du Carnet
Henri MICHAUX, Coups d’arrêt suivi d’Ineffable vide, Éditions Unes, 2018, 33 p., 10 €, ISBN : 9782877041904
Tension de la pensée avec la réalité, expérience d’une perte d’être, d’une défaillance ontologique qu’Henri Michaux partage avec Artaud, inlassable exploration de l’« espace du dedans » composent la basse obstinée de l’univers poétique de l’auteur de Plume, Ecuador, Mes propriétés. Les éditions Unes publient un magnifique volume composé d’un texte de 1975, Coups d’arrêt (une version remaniée paraîtra dans Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions) et d’Ineffable vide qui, retravaillé, figurera dans les addenda de Misérable miracle. Au nombre des voies permettant l’arpentage des territoires intérieurs, Michaux a élu l’évasion, les voyages en Asie, en Amérique du Sud, les voyages fictifs, les feux de l’imaginaire, la drogue par la suite.
« J’écris pour me parcourir » (Passages) définit moins une méthode qu’une quête d’absolu, qu’une pratique de l’écriture et de la peinture comme exorcisme afin de rétablir dans l’être un être qui fuit de toutes parts, en butte à un monde parcouru par des forces hostiles. Celui qui est « né troué » (Ecuador) opposera à un univers menaçant l’invention de tribus — les Emanglons, les Meidosems les Hacs… —, de pays imaginaires — la Grande Garabagne, Poddema… L’ouverture à l’Orient, à la Chine, à la sagesse en tant que dépouillement, détachement de soi et du monde, ne fait qu’un avec l’ouverture des possibles sous l’horizon de la drogue, de la mescaline notamment. L’épreuve via les psychotropes de ce que Michaux nomme le « stellaire intérieur » se voit décrite dans L’Infini turbulent (1957), Paix dans les brisements, Connaissance par les gouffres, Les grandes épreuves de l’esprit, Misérable miracle (1972).
Les aphorismes et fragments de Coups d’arrêt tournoient comme des lignes de vie de haute tension et creusent le diagnostic d’Un Barbare en Asie, « Qu’est-ce qu’une civilisation ? Une impasse ». Au combat avec le dehors, à l’agression par autrui et le monde des objets qu’endurait Plume succède l’impossibilité de se tenir dans l’être qui frappe le solitaire. La loi des grands nombres, la présence hominienne dévorante ne laissent aucune issue : « Plus de place pour l’exception », « Plus de refuges ». De façon prophétique, Michaux dépeint l’enfer lié à la croissance démesurée de l’Espèce qui occupe tout l’Espace. Le bilan se clôt sur un pessimisme sans retour : nulle part où se retirer dès lors que l’hominité recouvre tout, cadenasse la vie sous la raison.
D’un continent on s’évade. De l’espèce, non
Dans la mainmise de la mesure, une brèche s’ouvre cependant. La volonté de contrôle se heurte à un retour de manivelle, à un effet pervers né de sa folie tentaculaire : le choc de la pensée avec l’impensable, avec l’inconcevable, choc d’autant plus intense qu’elle caresse le rêve de juguler l’insaisissable.
Ineffable vide retrace les révélations d’un autre état de l’exister, du sentir, du penser véhiculées par la mescaline. Principe actif du peyotl (qu’au Mexique, lors de son voyage au pays des Tarahumaras, Artaud élira en voie magique des révélations de l’être), la mescaline fait refluer le physique devant le métaphysique et enseigne combien l’état habituel de la conscience est celui d’une perte de l’Infini, de l’Absolu. Expérience initiatique, la drogue est vécue par Michaux comme un processus par lequel l’homme se libère de la finitude, du personnel, du propre, du temps. L’aspiration à gagner un autre plan (défini comme un plus grand Réel), par-delà le connu, le représentable, le pensable, l’abandon de soi que décrit Michaux rejoignent le devenir impersonnel, moléculaire de Deleuze et Guattari.
« Impersonnellement on est ».
De l’état d’extase apporté par la mescaline, Michaux revient, riche de la sagesse d’un détachement. En phase avec les philosophies orientales, avec le bouddhisme, cet enseignement vise l’accès au vide, un vide quasi quantique, atteint au terme d’un dégagement des affects, d’une éthique de la non-possession. La perte de l’avoir ouvre les portes de l’être.
Véronique Bergen