Écriture filmique

N.T. BINH et Frédéric SOJCHER (coord.), Écrire un film. Scénaristes et cinéastes au travail, Impressions Nouvelles, coll. « Caméras subjectives », 2018, 392 p., 22 € / ePub : 10.99 €, ISBN : 978-2-87449-625-7

Coordonné par le critique de cinéma N. T. Binh et le cinéaste Frédéric Sojcher, le volume Écrire un film. Scénaristes et cinéastes au travail interroge au travers d’entretiens avec des cinéastes, avec des scénaristes l’écriture filmique, ses paramètres, ses coordonnées. Si le point d’ancrage se concentre sur la question du scénario, les réflexions engagent une multiplicité de regards sur les spécificités du langage cinématographique. Ce dernier se limite-t-il au seul scénario ou englobe-t-il la mise en scène, le découpage, le casting, la musique ? D’emblée, écrit Frédéric Sojcher, le recueil se place du côté de la seconde hypothèse. Faisant un sort aux idées reçues (la Nouvelle Vague pécherait par un désintérêt vis-à-vis du scénario…), retraçant la trajectoire historique de la place accordée au scénario (de sa relégation à sa réhabilitation, de sa réhabilitation à sa tyrannie normative), il rend hommage aux interactions dynamiques entre les moments de création, entre les ingrédients de l’espace filmique. Le film ne prend vie qu’au fil d’une magie où s’intriquent, en une œuvre collective, scénario, mise en scène, jeu d’acteurs, découpage, montage, bande sonore, production… Hypertrophier le seul scénario revient à amputer l’écriture filmique de tout ce qui, au niveau de la mise en scène lato sensu, vient modifier, excéder, retourner la narration, la dramaturgie.

Au travers des entretiens avec Jean-Pierre Bacri et Agnès Jaoui, Bertrand Blier, Jean-Claude Carrière, Claire Denis, Emmanuel Carrère, François Ozon, Danièle Thompson, Olivier Dazat, Pascale Ferran et bien d’autres — échanges qui dessinent une carte du cinéma français actuel —, des positions divergentes quant aux enjeux du tournage, à l’adaptation, à l’articulation du scénario et de la mise en scène se dégagent. Si certains accordent la primauté au scénario (Jean-Pierre Bacri, Jean Gabin…), d’autres l’écrivent après le tournage, inversant le canevas habituel (Blier avec Hitler, connais pas). Dans Cinéma 1, L’Image-Mouvement, Gilles Deleuze repère trois niveaux dans l’image-mouvement : primo, le cadre, secundo, le plan et le découpage, tertio, le montage. Blier insiste sur les trois opérations, sur les trois étapes à l’œuvre dans la fabrication d’un film : l’écriture  du scénario, des dialogues ; le tournage et ensuite, le montage, les musiques, sachant que le montage-image est le moment « où on peut complètement réécrire le destin d’un film ». La singularité du septième art se loge notamment dans ces réécritures métamorphiques qui sont à même de relancer le scénario dans une tout autre direction. C’est ainsi que François Ozon revient sur le tournage de Sous le sable, où, de façon improvisée, des scènes visuelles se sont imposées, débordant le découpage technique. Sa préférence va à l’instinct, non à la planification des plans du story-board. L’imprévu surgit dans la salle de montage où s’opèrent les choix comme le relate Danièle Thompson. Certaines virtualités du scénario se verront actualisées tandis que des possibles non répertoriés, ne préexistant pas à leur advenue, surgiront.


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« Écrire un scénario, c’est un travail un peu mystérieux (…) quand ils [les gens] voient un film, le scénario est dissimulé derrière tellement de choses qu’il est difficile d’avoir conscience de ce qu’il est » confie Danièle Thompson avant d’évoquer le prince des scénaristes, le virtuose des dialogues, Michel Audiard, célèbre pour ses répliques cultes, mais aussi auteur d’écrits antisémites publiés dans des revues collaborationnistes sous l’Occupation.

Scénariste pour Pialat, Sautet, Assayas, réalisateur, Jacques Fieschi perçoit le scénario comme l’écriture du film sans la caméra ni la technique avant que scénariste et metteur, réalisateur en scène travaillent sur une matière commune qu’ils réorientent. « L’écriture du scénario est la partie la plus difficile… la moins comprise et la moins remarquée » disait Frank Capra. Au même titre que chacun des champs artistiques, l’inventivité du cinéma (un art qui contient tous les autres) vient du double mouvement d’intériorisation de l’héritage, des règles et d’un dépassement de ces dernières. Qu’elles se cherchent à tâtons ou qu’elles relèvent de la nouveauté fulgurante, les formes d’expression inédites jaillissent à la croisée d’un problème qui déstabilise les acquis et de la nécessité de cristalliser un univers qui doit créer son propre langage. Ce recueil riche en pistes de réflexion nous montre combien la voyance surgit lorsque le point de crise, le questionnement catalysant le film se doivent de forger une réponse singulière, en excès sur la matrice des formes héritées.

Véronique Bergen