Tranchées de vie

Marie-Noëlle SCHURMANS, D’un jour à l’autre 1914-1918, Ovadia, 2018, 313 p., 22 €, ISBN : 978-2-36392-277-9

À l’heure où se multiplient les manifestations visant à célébrer le centenaire de l’armistice, voici une initiative littéraire originale qui donne vie à la commémoration en la plaçant dans la perspective des personnes qui l’ont vécue au plus près dans les quatre années qui ont précédé le dénouement, alors que le conflit battait son plein. À l’origine de la démarche, la correspondance tenue par Gustave, lieutenant dans un régiment de cavalerie, à destination de son épouse, Éléonore. Ce matériau originel et authentique est de la plume d’un homme de devoir placé au cœur des événements et qui se soucie des siens, mais dont le temps est rythmé par l’action. Y répondent les propos, imaginés par l’auteure quant à eux, de son épouse esseulée, enceinte de lui, fuyant vers l’Angleterre avec ses parents et dont le temps est celui, atone, de l’attente. Si les missives de l’homme au front sont guidées par la volonté de décrire les faits avec mesure et retenue, le journal tenu par son épouse, qui s’inscrit entre les messages reçus, prend rapidement le parti de l’intime. Privée de son mari, Éléonore est ramenée vers ses père et mère, là où elle était jadis, amputée de sa vie de femme, s’apprêtant à devenir mère alors que sa sécurité est menacée.

Pour elle, l’attente devient insupportable. Si la pudeur enveloppe encore les mots qu’elle nous livre, elle se laisse gagner peu à peu par une forme de mélancolie que viennent rompre les rares permissions dont profite son mari. Privée de ses certitudes, elle fait de l’écriture un exutoire dans lequel elle donne progressivement libre cours à ses sentiments et sa créativité. Elle nous livre ses émois devant sa fille grandissante mais aussi son trouble et ses faiblesses devant un autre homme qui devient son amant. Son écriture suit son propre parcours, devenant plus libre, trahissant son désarroi, ses pertes de repères :

Les jours s’effondrent sans chagrin : ils tombent l’un après l’autre, dans l’ignorance de leurs couleurs. Le mien n’est pas le sien […]

Les siens qui, un à un, avaient glissé dans ce siphon de glaise, elle les a quittés, en s’éloignant des terres. Les pieds nus, elle en frôlait le bord, avec calme. Elle vient, à l’arrête des pierres, murmurer ses secrets : c’est là qu’on se confesse. On chuchote, l’angle sait. Et le rocher absorbe. Ma sœur dit qu’un roi fou a épuisé la ville. 

On l’aura compris, c’est dans la juxtaposition des deux types d’écritures que la pleine amplitude de ce texte se déploie. En écho aux récits des tranchées, Éléonore explore sa propre destinée et nous livre la face cachée des conflits guerriers, que ceux qui sont au front ne peuvent mesurer ni dire pleinement. Son écriture sort des lignes, convoquant des mots inattendus, des images en désordre. Une manière sans aucun doute de dire que les guerres suspendent le temps pour celles et ceux qui attendent, les coupant de la vie. Lorsqu’elles leur rendent leurs proches par bonheur, ceux-ci ne sont plus les mêmes : ils reviennent amputés d’une part d’eux-mêmes, pleins de l’horreur croisée, des visages de ceux qui ne sont plus, de l’absurde infini de la mort donnée ou imposée.

Thierry Detienne