François GEMENNE et Pierre VERBEEREN, Au-delà des frontières. Pour une politique migratoire, CAL, coll. « Liberté, j’écris ton nom », 2018, 124 p., 10 €, ISBN : 978-2-87504-031-2
Saluons l’essai de François Gemenne, chercheur qualifié du FRS-FNRS et Pierre Verbeeren, directeur général de Médecins du Monde, d’avancer dix propositions pratiques à l’attention de la Belgique mais surtout de l’Europe, sur la question des politiques migratoires. Face à la terrifiante montée des extrêmes droites, aux menaces qu’elles font peser sur la démocratie, les libertés, la question environnementale, cet essai fait bloc contre les populismes et leur fabrication de boucs émissaires (migrants, Rroms, pauvres, chômeurs…).
Ce qu’on appelle « crise migratoire », question qui divise l’Europe et polarise les divisions, n’engage rien de moins que la construction politique de l’Union européenne. Les tensions qui opposent les pays quant à l’accueil des migrants menacent de mettre la cohésion européenne en péril. Obsolescence de la différence entre réfugiés (politiques bénéficiant du droit d’asile) et migrants (économiques) dès lors que les flux migratoires sont mixtes, défense du système le plus équitable de la loterie, de la green card par rapport au système à points et à celui des quotas — un système qui implique une concertation entre pays d’origine et pays d’accueil —, volonté de réduire les violences endurées par les migrants, de résoudre le problème des passeurs, nomination d’un procureur spécial chargé de la lutte contre le racisme, approche de la question cardinale des frontières (mise en œuvre de frontières inclusives permettant des migrations légales), ambassades dotées de compétences en matière d’asile, création d’une agence européenne de l’asile, transfert des compétences du Ministère de l’Intérieur au Premier ministre, intégration, fin de l’enfermement des enfants migrants se présentent comme dix propositions permettant de sortir de l’impasse actuelle. Des suggestions modulables, des pistes à partir desquelles penser des politiques migratoires à l’aune d’une exigence de justice et de solidarité.
Quand les auteurs évoquent l’essor démographique, la globalisation, le réchauffement climatique au nombre des facteurs qui vont pousser les gens à migrer davantage, peut-être présentent-ils ces faits comme des données qu’ils entérinent alors qu’il convient d’agir sur eux, de trouver des issues et non de s’y résigner. Penser la question migratoire, c’est aussi remonter vers son écheveau de causes afin de s’emparer de celles-ci et non se focaliser sur les seuls symptômes. De façon similaire, lorsque F. Gémenne et P. Verbeeren placent leur confiance dans la loi afin de pénaliser les actes, les propos xénophobes (pénalisation dont on ne conteste la nécessité), le travail en amont consiste à éviter la montée du racisme, à étudier les mécanismes, les conditions qui la favorisent afin de l’enrayer. Summum jus, summa injuria… L’on sait que l’excès d’autorité juridique, de lois tue le droit.
Au nombre des questions que soulève l’ouvrage, évoquons le cynisme d’une façade humanitaire recouvrant une logique utilitariste. Le masque d’une solidarité affichée par l’Europe répond aussi au sinistre calcul de se doter d’une main d’œuvre bon marché. Prenons garde à ce que les migrants ne deviennent les nouveaux esclaves d’un néolibéralisme dérégulé qui, réduisant l’humain à une marchandise utile, opère un tri entre « bons » migrants recyclables sur le marché du travail et « mauvais » migrants inaptes à se mouler dans l’unique figure autorisée, celle du producteur/consommateur. Dans La Marche des ombres. Réflexions sur les enjeux de la migration, essai publié chez le même éditeur, dans la même collection, François De Smet interroge cette Realpolitik utilitariste. Autre question : la politique migratoire se doit d’être connectée à des aides dans les pays d’origine. Accueil et développement sur place doivent être noués. Ce n’est qu’à cette condition que l’Afrique retrouvera ses propres forces comme l’énonce Achille Mbembe. Sans cela, comme bien des penseurs africains l’ont pointé en tirant la sonnette d’alarme, les migrations seront catastrophiques pour l’Afrique, pour les pays d’origine qui se retrouveront privés d’une partie de sa population jeune, diplômée ou non, porteuse d’avenir. L’un des effets pervers déjà notable a pour nom la néo-colonisation de l’Afrique, son zonage, son dépeçage par des puissances qui, comme la Chine, exploitent les richesses, en dépossédant les populations locales. Diminuer les aides aux ONG sur place comme on le fait au profit des l’aide apportée aux migrants sera ruineux, dommageable pour les pays d’origine. Enfin, alors que les auteurs avancent des solutions afin de sortir de « la logique gestionnaire des stocks » humains, on s’étonne de leur suggestion de « meanstreamer les migrants », néologisme inacceptable qui épouse la logique de la gestion du vivant et fait litière de l’éthique en insérant les migrants dans une vision fonctionnelle de rentabilité. Pour déjouer cet impératif de performativité (« marche dans les rails de la globalisation ou crève »), la question de l’intégration se doit d’être distincte de l’assimilation, laquelle, détruisant les différences, les cultures, sert les intérêts d’une mondialisation totalitaire, uniformisant les manières de vivre, de penser, d’être au monde.
Sans oublier de questionner l’islam, d’écouter les peurs, les réticences d’une partie des populations des pays d’accueil, cet ouvrage a l’insigne mérite de mettre l’Europe face à ses responsabilités et de poser des bases juridiques, des innovations politiques afin de sortir des souffrances, des injustices de la situation actuelle.
Véronique Bergen