François SCHUITEN, Benoît PEETERS, Les Cités obscures, Livre 3, Casterman, 2018, 408 p., 47 €, ISBN : 978-2-203-15375-2

Publiée en quatre tomes par les éditions Casterman, l’intégrale des Cités obscures fournit, aux côtés des œuvres cultes du dessinateur François Schuiten et du scénariste Benoît Peeters, de précieux inédits ainsi que des fragments du Guide des Cités. Le livre 3 rassemble L’enfant penchée, Mary La Penchée, L’affaire Desombres, L’écho des cités et L’ombre d’un homme. Depuis les années 1980, François Schuiten et Benoît Peeters fraient une œuvre sidérante qui excède les limites de la bande dessinée.S’aventurer dans un univers parallèle constitué de cités soumises à des lois physiques, à des événements, des phénomènes étrangers à notre monde implique des’ouvrir à un voyage tout à la fois métaphysique, galactique, mental,initiatique. Dans ce monde imperceptible depuis le nôtre, chaque cité se singularise par un ensemble de paramètres qui la détermine : signature architecturale, régime politique, socio-économique, système symbolique,géographie, faune (raréfiée) et flore, production culturelle…
Mylos, Brüsel, Urbicande, Alaxis, Blossfledtadt… autant de lieux de l’autre monde frappés par des cataclysmes naturels, par des coups d’état, tombant sous la coupe de régimes totalitaires,de promoteurs fous, d’architectes visionnaires. Ouvrant la bande dessinée au roman-photo (collaboration de Marie-Françoise Plissart), les albums du livre 3 interrogent l’épineuse question des passages entre notre espace-temps et le monde des Cités obscures. Les rares passeurs entre les deux univers ont permis d’attester l’existence d’une réalité parallèle qui, sans être le miroir de la nôtre, offre des exemples de structures spéculaires. Pensons à Brüsel, frère galactique de Bruxelles, pensons à Pâhry.
Victime d’un phénomène inexpliqué, Mary Von Rathen est affectée d’une inclinaison que le savant Axel Wappendorf attribue à l’effet gravitationnel exercé par une autre planète. Les cadres connus se lézardent, notre référentiel n’est qu’un espace-temps au milieu d’un plurivers. L’inquiétante étrangeté épouse un fantastique placé sous le signe de Kafka, de Jules Verne. Au nombre des portes recensées qui permettent aux initiés de s’évader de notre Terre pour rejoindre la rive obscure, le Palais de Justice à Bruxelles jadis relié par un passage au Palais des Trois Pouvoirs de Brüsel, les stations de métro Porte de Hal à Bruxelles, Arts et Métiers à Paris, le musée du peintre Desombres sur les hauts plateaux de l’Aubrac relié à la propriété des von Rathen… Il n’y a pas d’approche des Cités obscures qui ne pose au lecteur la question des passages et des clés qui ouvrent le royaume de l’imaginaire, des fantasmes, de l’onirisme.
En dépit de leur diversité, les cités sont soumises à une supra-loi en trois temps qui dicte leur évolution, une loi qui applique le schème de la vie biologique aux constructions humaines que sont les civilisations, à savoir la triade éclosion, essor et décadence. Souverainement construites, odes à l’imaginaire, traversées de questionnements politiques, conceptuels, ésotériques, somptueusement dessinées, vertiges d’explosions architecturales, Les Cités Obscures excèdent le registre des dystopies. Elles bâtissent une cosmobiogonie qui, par ses multiples jeux référentiels (littéraires, artistiques, scientifiques, citons Gracq, Jules Verne, Calvino, Piranèse, Orson Welles, Escher, Victor Horta, Joseph Poelaert ou Chamisso pour L’ombre d’un homme…) et par ses décentrements, permet d’une part d’analyser le dedans à partir d’une altérité et d’autre part de se projeter dans un ailleurs tant psychique que géographique.