Un coup de cœur du Carnet
Stéphane MALANDRIN, Le mangeur de livres, Seuil, 2019, 191 p., 17 € / ePub : 11.99 €, ISBN : 978-2-02-141454-7
Il n’est pas fréquent d’avoir sous les yeux un roman qui soit une vraie surprise. Par le thème et l’écriture, Le mangeur de livres, premier roman de Stéphane Malandrin, réalisateur et scénariste français installé à Bruxelles, nous a apporté ce bonheur.
Par son thème et l’époque où il campe son histoire : nous sommes en plein Moyen-Âge. Le narrateur, Adar Cardoso, est né en 1476, d’une Juive persécutée fuyant l’Espagne vers le Portugal. À Lisbonne où se déroule l’entièreté du livre, elle devient l’amie d’une Portugaise qui accouche le même jour qu’elle, mais décède en couches. Adar est recueilli par Rosa qui l’élèvera avec son fils Faustino, comme « un alter ego cousu dans l’ombre qu’on a sous le pied ».
Stéphane Malandrin poursuit les deux garnements dans les ruelles lisboètes et traque leurs multiples larcins. Un vocabulaire choisi et un rythme endiablé lui permettent de peindre des scènes mémorables comme la « chorale de sang » de la boucherie d’un marché de bêtes, un banquet à la cour du roi ou un festin de noces où ils sont dissimulés sous une table pour en cueillir les miettes. « Parmi tous nos crimes d’enfants, le moindre était celui d’être pauvres », avoue le jeune Adar. « Nous étions pauvres, oui, mais heureux. » Au milieu de cet étalage de ripailles et de larcins, le lecteur risque par moments une indigestion d’énumérations rabelaisiennes, mais Malandrin sait s’arrêter à temps et relancer son récit : « C’est après ce qui précède qu’arriva ce qui suit. » Phrase simple, d’une évidence telle qu’il faut l’oser. Malandrin l’ose et ose.
Mais que signifie ce titre étrange : Le mangeur de livres ? Alors qu’ils ont joué un tour pendable à des pêcheurs du port de Lisbonne, les deux frères quasi jumeaux sont saisis au collet par un prêtre de forte stature qui les met aux fers dans un appentis. Pour survivre, Adar croit se nourrir de papillons qui se révéleront être les lambeaux d’un codex rare cisaillé par son frère pour se venger du curé. Alors qu’il était au bord de l’agonie, Adar reprend des forces sans savoir qu’il s’est empoisonné à cette nourriture peu commune, contaminée par la larve de l’anobium pertinax. Une véritable addiction s’est emparée d’Adar : « il me fallait du vélin, du vélin à bouffer, du vélin à becqueter, du vélin-velot à qui mieux mieux, en pagaille, à me farcir le râtelier, à m’éclater le grandgousier, du vélin-papillon à m’estampiller la rate au veau mort-né premier choix. » Sa faim de vélin en devient inextinguible, il se rue sur tous les codex, dilapide l’armarium et le scriptorium du couvent des Carmes, fait main basse sur la bibliothèque secrète de l’infant Dom Henrique et sa collection précieuse d’ouvrages nautiques et géographiques, se repaît des secrets d’un livre premier, L’Opuscule polyglotte.
Le roman prend des accents délirants, dignes d’un chant breughélien ou rabelaisien. Peurs et rumeurs enflent dans la Lisbonne médiévale à la suite de leurs rapines incongrues. Adar se métamorphose de manière inquiétante, prend la taille et l’allure d’une vache qui « se libère les intestins en un chant du haut et du bas ». Sa métamorphose bovine et ruminante inquiète l’Église et le Peuple qui intentent à l’enfant monstrueux un procès en hérésie.
Après une première partie réaliste à souhait, l’auteur glisse progressivement dans un délire fantastique qui finit en une extase mystique et en une mascarade que n’aurait pas reniées Jérôme Bosch. Assurément, avec Le mangeur de livres, un écrivain d’une trempe rare est né, un auteur qui nous propose le menu bibliographique dont il s’est nourri pour écrire ce roman hors normes.
Michel Torrekens