Amélie NOTHOMB, La bouche des carpes. Entretiens avec Michel Robert, préface de Jacques De Decker, Archipel, 2018, 160 p., 16 € / ePub : 11.99 €, ISBN : 978-2-8098-2493-3

Amélie Nothomb a connu un automne foisonnant : son roman annuel – le réussi Les prénoms épicènes –, a été rapidement suivi par un livre d’entretiens signé Michel Robert, La bouche des carpes.
« Signé » est-il d’ailleurs le terme approprié ? Dans sa préface, Jacques De Decker qualifie certes Michel Robert de « maître d’œuvre » du livre, mais tant la couverture que la page de titre présentent Amélie Nothomb comme l’autrice. Un choix des éditions de l’Archipel (le livre n’est pas publié par l’éditeur attitré de la romancière, Albin Michel) qu’explique peut-être cet échange entre l’écrivaine et Michel Robert :
– Vous êtes donc un instrument de vente…
– C’est triste, mais c’est ainsi.
Ce n’est pas la seule bizarrerie d’un livre que grève son manque de rigueur. Ainsi Elena, personnage majeur du Sabotage amoureux, est-elle rebaptisée Helena tout au long de l’ouvrage. La même désinvolture entache la méthodologie même de La bouche des carpes. Les entretiens entre la romancière et son intervieweur ont couru de 1995 à 2001. Michel Robert les a ensuite montés en un prologue et six chapitres thématiques. La structuration par thème facilite la lecture et l’accès aux informations, mais gomme toute trace éventuelle d’évolution dans la pensée d’Amélie Nothomb, sans corriger le caractère souvent décousu des propos. Par ailleurs, alors que le prologue est présenté comme le compte rendu du premier entretien entre Robert et Nothomb, on y découvre avec une certaine perplexité une mention de Métaphysique des tubes, publié… en 2001.
Ces réserves n’enlèvent toutefois rien aux indubitables qualités du livre. Lequel est tout simplement le premier ouvrage d’entretiens entièrement consacré à Amélie Nothomb[1]. Un paradoxe si l’on considère le nombre d’interviews que la romancière accorde chaque année à la presse. Michel Robert évite les poncifs qui font trop souvent l’essentiel des questions posées à l’autrice d’Hygiène de l’assassin : chapeaux extravagants et fruits pourris sont à peine évoqués dans La bouche des carpes. Tirant le meilleur parti du format long qui lui est alloué, l’intervieweur pose des questions peu attendues et laisse à l’interviewée l’espace pour développer ses réponses en profondeur, en l’invitant à plus de précision au besoin. Il s’agit bien d’une invitation : le ton de l’entretien est courtois, voire complice. Michel Robert précise d’ailleurs que « ce qui a toujours dirigé ces entrevues fut une amitié sans détour ». Le but n’est manifestement pas de pousser l’écrivaine dans ses derniers retranchements ni de la désarçonner, mais de lui permettre de confier ce qu’elle souhaite sur l’écriture, la réception de ses livres, sa vie, aussi …
Grâce à la multitude de sujets abordés, le livre fourmille d’informations, petites ou grandes, sur l’autrice et (la fabrique de) son œuvre. À propos de son travail sur le vocabulaire, par exemple, elle revendique l’usage de « mots – ou d’emplois de mots – qui n’exist[ent] pas ». Une illustration ? « J’ai inventé un emploi d’adjectif pour le substantif ‘sagittaire’ ». Lorsque Michel Robert aborde la notion d’engagement, Nothomb répond avec une certaine lucidité : « Se retirer dans sa tour d’ivoire […] n’est probablement pas [le comportement] que j’admire le plus – même s’il faut bien reconnaître qu’il me ressemble pas mal -, mais il est incontestablement politique. »
De ces entretiens émerge un maitre-mot : la « cohérence ». Alors qu’elle affirme refuser de publier ceux de ses manuscrits qu’elle considère comme illisibles, la romancière explique ce qu’est la lisibilité : « Est lisible ce qui est cohérent ». Plus loin, elle affirme que « [l]a seule règle de base en grammaire […], c’est la cohérence. On peut créer n’importe quel système, du moment qu’il est cohérent ». Une règle qu’elle met en pratique au cours de ces entrevues : les lectures de prédilection qu’elle évoque sont celles qu’elle attribue aux personnages de ses romans, les épisodes de son adolescence au Bangladesh, confiés par petites touches, seront repris sans contradiction dans Biographie de la faim, écrit et publié après la fin des entretiens (2004).
Avec La bouche des carpes, Michel Robert verse une pièce originale au « dossier Nothomb ». Intéressant pour les chercheurs, incontournable pour les lecteurs les plus assidus de la romancière, ce livre laissera probablement de marbre ceux qui sont moins familiers de l’œuvre nothombienne. Sans doute ne leur était-il de toute façon pas destiné.
Nausicaa Dewez
[1] Si l’on excepte la plaquette de Josyane SAVIGNEAU : Écrire, Écrire, pourquoi ? Amélie Nothomb : Entretien avec Josyane Savigneau, Éditions de la Bibliothèque publique d’information, coll. « Paroles en réseau », 2010, nouvelle édition en ligne 2014, 24 p., gratuit, ISBN : 9782842461317.