Un cœlacanthe devenu Orphée

Amélie NOTHOMB, Les prénoms épicènes, Albin Michel, 2018, 154 p., 17.50 € / ePub : 11.99 €, ISBN : 978-2-226-43734-1

Les prénoms épicènesPrétextat, Astrolabe, Textor, Déodat… : Amélie Nothomb soigne toujours les prénoms de ses personnages. Et les choisit en général rares et signifiants. On ne s’étonnera donc qu’à moitié que son nouveau roman s’intitule Les prénoms épicènes. Pour celles et ceux qui sont fâché-e-s avec les notions de grammaire, « épicène » signifie « qui a la même forme au masculin et au féminin ». Claude et Dominique, par exemple, sont des prénoms épicènes.

Claude et Dominique sont aussi les prénoms des personnages principaux du roman. Précision : le premier est un homme, la seconde une femme. Ils ont une fille, logiquement prénommée… Épicène. Un nom inspiré de la pièce Epicoene or The Silent Woman du dramaturge anglais Ben Jonson, dont le personnage éponyme se révèle un homme déguisé en femme[1].

Le roman ne se cantonne évidemment pas à ces plaisants jeux onomastiques. Le précédent livre d’Amélie Nothomb, Frappe-toi le cœur, racontait comment une jeune fille survivait à une mère qui ne l’aimait pas et la traitait mal. Avec Les prénoms épicènes, la romancière continue son exploration des relations entre un parent toxique et son enfant, mais cette fois sur le versant paternel. Froid et calculateur, Claude utilise femme et enfant comme des pions dans ses sombres projets personnels. Alors que Dominique refuse de voir son attitude malsaine, Épicène comprend rapidement le pouvoir de nuisance de son père et tente autant que possible de se préserver de lui.


Le Carnet et les Instants 196 Lire aussi : Amélie Nothomb, de la musique avant toute chose (C.I. n° 196)


Comment une enfant qui vit sous le toit de son père et dépend de lui peut-elle lui échapper ? Dans sa lucidité sur le cas de Claude, Épicène puise une haine salvatrice, qui la dispense de vaines et douloureuses tentatives de le satisfaire : « Si sa mère ne l’avait pas aimée, elle aurait voulu mourir. Son père ne l’aimait pas ? Elle le lui rendait bien, point final. » C’est dans la description de la résistance d’Épicène qu’Amélie Nothomb se révèle fine psychologue de l’enfance et de l’adolescence. L’évocation subtile des états d’âme de la jeune fille passe par la création d’images puissantes. Comme souvent chez Nothomb, c’est la métaphore animalière qui est convoquée. Dans Riquet à la houppe (2016), Déodat, autre adolescent en détresse, puisait dans l’étude du comportement des oiseaux l’inspiration pour réagir à ses propres difficultés. Pour Épicène, le salut viendra de l’ichtyologie :

Il existe un poisson nommé cœlacanthe qui a le pouvoir de s’éteindre pendant des années si son biotope devient trop hostile : il se laisse gagner par la mort en attendant les conditions de sa résurrection. Sans le savoir, Épicène recourut au stratagème du cœlacanthe. Elle commit ce suicide symbolique qui consiste à se mettre entre parenthèses.

De cette « mise entre parenthèses » de soi, il faut ensuite pouvoir se sortir pour revenir dans le monde des vivants. Pour ce faire, la jeune fille s’inspire d’Orphée. Un personnage mythologique qui la hante depuis son enfance, quand son père a décidé que la famille emménagerait rive gauche à Paris : l’enfant ne rêve que de rejoindre sa meilleure amie, laissée sur l’autre rive, dans le quartier Étienne-Marcel. « Pour y aller, il fallait traverser un fleuve terrible et irréversible ». Épicène, épi-Seine.

Dans sa tentative de retour à la vie, Épicène se lance dans des études d’anglais et consacre sa thèse au« verbe to crave‘, de son apparition à nos jours » :

À une amie qui l’interrogeait sur cette obsession étrange, elle répondit :
– Ce verbe, c’est moi.

Écho évident au « La faim, c’est moi », par lequel Nothomb se définissait elle-même dans Biographie de la faim (2004). Faut-il y voir une clé de lecture autobiographique ? Sait-on jamais… Il est par contre certain que la rentrée littéraire d’Amélie Nothomb est celle d’une affamée. Elle fera l’objet d’un livre d’entretiens (La bouche des carpes, Archipel), d’un recueil d’articles critiques (Identité, mémoire, lieu : le passé, le présent et l’avenir d’Amélie Nothomb, Classiques Garnier), tout en signant la préface de Marguerite Yourcenar : portrait intime d’Achmy Halley (Flammarion). Quant à son vingt-septième roman, il sortira sous pas moins de quatre formats différents (impression classique et en grands caractères, numérique et audiolivre).

Comme quoi quantité et qualité font parfois bon ménage.


[1] Pour l’anecdote, dans le texte écrit par Amélie Nothomb pour le 100e numéro du Carnet et les Instants, sur le thème « J’ai cent ans », elle se dépeignait elle-même comme un homme ayant abusé tout le monde en faisant croire qu’il était une femme.


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