Pauvre Belgique ! Ou pauvre Charlotte ?

Un coup de cœur du Carnet

Nathalie STALMANS, Si j’avais des ailes, Bruxelles au temps de Charlotte Brontë, Genèse, 2019, 167 p., 19,50€ / ePub : 12,99€, ISBN : 979-10-94689-23-3

Charlotte Brontë ! Jane Eyre ! Lecture de chevet durant l’adolescence, avec Les Hauts-de-Hurlevent de sa sœur Emily. Romantisme exalté, teinté de mystères, de silhouettes gothiques, tourelles ou morts-vivants. Romans, films, séries télé… À coup sûr, des briques du manoir de mon imaginaire intime, modelé par tant et tant de ces grandes dames des Lettres britanniques, d’Ann Radcliffe à l’immense Sarah Waters en passant par Jane Austen, les Brontë, Mary Shelley, Agatha Christie, Daphné du Maurier, Kate Atkinson.

Charlotte Brontë ! Nathalie Stalmans a choisi de nous raconter Charlotte à Bruxelles et le Bruxelles de Charlotte, tout autant, vers 1842-44. Mais en conjuguant une narration et une écriture très fluides avec une explosion des points de vue (de nombreux narrateurs interviennent, d’âges divers, de couches sociales contrastées, témoins ou acteurs) ou de la temporalité (on oscille entre 1842-44 et 1856, moment-charnière de retour sur ces années, dans la foulée d’une arrivée attendue/crainte d’Elizabeth Gaskell, célèbre plume anglaise se vouant à une biographie de Charlotte).

Mais. Pour mieux comprendre le contexte. Un rappel.

Les sœurs Emily et Charlotte, qui vivaient enterrées au fond des landes du Yorkshire auprès de leurs frère et sœurs, d’un père révérend irascible qui ne partageait pas leurs repas, orphelines de mère, ont nourri le grand projet d’ouvrir une école et décidé d’en étudier le fonctionnement en vivant une aventure exotique outre-Manche :

(…) un désir passionné d’avoir des ailes (…) une soif dévorante de voir, de connaître, d’apprendre. 

Elles ont donc aluni à Bruxelles, terre sauvage (catholique et continentale !) mais voie d’accès aisée via Douvres-Ostende, et été accueillies généreusement par madame Héger, une directrice qui a réduit leurs frais d’inscription, leur a permis de donner cours, tenté de les ouvrir à la vie urbaine, sociale et culturelle (concerts, sorties à Ostende ou Waterloo, etc.).

Seulement voilà. Un pas en avant, deux en arrière. Et on découvre effaré à quel point les deux jeunes femmes se sont repliées sur elles-mêmes, toisant quasi tout le monde avec mépris sinon répulsion. On découvre effaré à quel point les héroïnes d’un romanesque/romantisme incendié/incendiant ont pu s’avérer mesquines, immatures, gristounettes, à mille lieues des appétits de grand large et d’ouverture prêtés à la jeunesse… ou à l’origine de leur expédition.

Emily semble être restée imperméable à tout et à tous ; Charlotte, elle, a vu ses talents distingués par le mari de la directrice, Constantin Héger, qui va tenter d’ouvrir son esprit. Qui, ce faisant, entrouvre, à l’insu de son plein gré, les vannes d’un cœur trop privé d’affection, d’attentions. « Où vous êtes, là est ma demeure, ma seule demeure ! » dira Jane Eyre à Mr Rochester.  Mais. Jusqu’où iront les inclinations de l’une et de l’autre ? La vie de l’école (sise là où se dresse aujourd’hui le Bozar), en plein essor à l’arrivée des Britanniques, en sera-t-elle affectée ? Comment vont réagir les autres élèves, les domestiques ? Et quelles informations parviendront plus tard à Elizabeth Gaskell ? Ou qu’en fera-t-elle ? 

Charlotte à Bruxelles. On ne peut s’empêcher de songer plus d’une fois à Charles Baudelaire et à son pamphlet inachevé Pauvre Belgique. Car Charlotte, désabusée ou pulvérisée par sa parenthèse enchantée/désenchantée à Bruxelles, vouera notre pays (le royaume de Labassecour !), notre capitale, madame Héger, sa nature et ses méthodes, aux gémonies dans Villette, roman où elle raconte/travestit/réinvente son séjour, ses amours… et notre royaume.

Le Bruxelles de Charlotte. Qui n’est pas celui que découvre Elizabeth Gaskell :

Cette ville est un tourbillon ou le chantier de la tour de Babel. Toutes les langues y sont parlées ; l’Europe entière y trouve refuge (…) On a cité devant moi les noms de Karl Marx, Friedrich Engels, Alexandre Dumas et surtout Victor Hugo (…). 

Plus objective. Et nuancée :

Les sujets de prédilection des Bruxellois concernent cependant moins la politique et la littérature que le récent réseau ferroviaire – la ligne Bruxelles-Louvain doit-elle passer par Tervueren ? Faut-il nationaliser la ligne Ath-Denderleeuw ? – et les festivités qui se préparent pour les vingt-cinq ans de règne de leur roi Léopold en juillet prochain. 

Un Bruxelles que Nathalie Stalmans excelle à reconstituer et, surtout, à faire revivre, dans ses mille et un aspects. Comme l’école et ses composantes, les jalousies et les aspirations. On n’est pas happé par la machinerie infernale d’un thriller mais emporté par la mélodie douce/amère d’un tableau animé.

 Philippe Remy-Wilkin