Comment on devient belgophobe

Un coup de cœur du Carnet

Jean-Baptiste BARONIAN, Baudelaire au pays des Singes : essai, Pierre-Guillaume de Roux, 2017, 153 p., 19,50 €, ISBN : 978-2-36371-198-4

baronian baudelaire1864 : un écrivain français de quarante-deux ans, qui commence à faire parler de lui à Paris pour ses écrits sur la peinture, ses traductions des contes de l’Américain Edgar Allan Poe et une condamnation pour des poèmes sulfureux, arrive en exil volontaire à Bruxelles à la recherche d’éditeurs et pour y faire des conférences. Il n’y rencontrera que déboires, déceptions et contrariétés. 150 ans après la mort de Charles Baudelaire, Jean-Baptiste Baronian, qui lui avait déjà consacré une brillante biographie, nous convie à une enquête fouillée sur le long séjour belge du poète des Fleurs du Mal.

De ses petits voyages en terres wallonnes, bruxelloises et flamandes, Baudelaire qui « visite soigneusement le pays » prendra férocement des notes pour un brûlot contre ce royaume où il se sent si mal. L’œuvre qui résultera de cette période belge, c’est Pauvre Belgique, qui restera dans les annales de l’histoire littéraire comme une des pires – et des plus comiques – déclarations de haine envers un pays et son peuple. Ce que l’on sait moins et que Baronian se plaît à souligner à bon escient, c’est que ce pamphlet inachevé paraîtra de manière posthume et que Baudelaire, qui peaufina ses manuscrits parfois pendant des années, y aurait probablement apporté maintes modifications, voire des rectifications et des nuances.

Baronian nous démontre ici de page en page, exemples à l’appui, la mauvaise foi d’un Baudelaire malade, usé par la syphilis, désenchanté autant que désargenté. Car en même temps que le portrait de l’immense poète au bout du rouleau et à bout de souffle, c’est aussi toute l’atmosphère de Bruxelles, jeune capitale d’une monarchie toute neuve, qu’il nous propose de ressusciter. En historien, il nous montre que la ville possédait pourtant des lieux de culture et une intelligentsia à laquelle le poète n’a pas voulu rendre justice. Il pointe les excès et débusque, en bon amoureux de la Belgique, les exagérations du poète dandy. Il liste aussi les titres que, non sans humour, le poète belgophobe destinait à son méchant petit livre : « Une capitale pour rire », « La Grotesque Belgique », « La Belgique toute nue »…  Si rares sont les artistes belges qui trouvent grâce aux yeux de Baudelaire qu’il vaut la peine de les citer : Félicien Rops ainsi que les frères Joseph et Alfred Stevens. Son épitaphe fielleuse du roi Léopold vaut également le détour : « Ce Roi n’était pas un fuyard / Comme notre Louis Philippe. / Il pensait, l’obstiné vieillard,/ Qu’il n’était jamais assez tard / Pour casser son ignoble pipe. » Tous les poèmes qu’il écrit en Belgique ne sont pas de pareilles pochades, puisque parallèlement, Baudelaire, souligne l’essayiste, travaille aux poèmes en prose qui deviendront Le Spleen de Paris.

C’est avec brio et érudition qu’est retracé le périple du pauvre B., pitoyable et hargneux, qui débute à l’Hôtel du Grand Miroir et s’achève tragiquement au cœur de l’église Saint-Loup de Namur, sans doute un des rares édifices qui aura trouvé grâce à ses yeux et où il se verra – ironie du sort – frappé d’aphasie. Et Baronian de poser la question centrale : pourquoi, malgré ses échecs à répétition, Baudelaire revenait-il dans ce pays qu’il abhorrait ? Pour y mener à terme ses amoenitates belgicae ? Ou pour ne pas laisser voir à ses proches, à sa mère et à ses amis l’état de délabrement de sa santé ? Ce remarquable essai, à la fois littéraire, historique et sociologique, a le mérite de nous faire saisir la relation ambiguë qu’aura entretenue le Prince des nuées avec notre petit pays.

Karel Logist