Les enjeux du libertinage

Michel BRIX, Libertinage des Lumières et guerre des sexes, Kimé, 2018, 338 p., 28 €, ISBN : 978-2-84174-905-8

Maître de recherches à l’université de Namur, membre de l’Académie royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique, spécialiste de la littérature française des XVIIIe et XIXe siècles, Michel Brix livre dans Libertinage des Lumières et guerre des sexes une étude décisive sur la littérature libertine du XVIIIe siècle. Traversant un vaste corpus de textes où, à côté des plus célèbres (les récits de Crébillon fils, Laclos, Sade…) figurent des perles que la postérité a négligées, il prend à rebrousse-poil la doxa dominante qui pose l’équation entre exercice du libertinage et émancipation du corset des règles religieuses et sociales. La cause semble entendue de nos jours : lié à la philosophie des Lumières, à sa « réhabilitation de la nature humaine », à sa contestation de la religion, le prodigieux essor de la littérature libertine aurait visé la libération des mœurs, le culte de la jouissance. L’idéal libertin serait celui de l’affranchissement des conventions morales pour les deux sexes. C’est cet éloge du paradigme libertin en tant qu’apologie de l’amour libre que Michel Brix met à mal en s’appuyant sur un retour aux textes : là où la critique a projeté sa grille de lecture, a gauchi l’esprit et la lettre des textes afin de faire du libertinage la nouvelle religion sans Dieu, l’auteur développe, textes à l’appui, une thèse inverse, celle du libertinage comme instrument d’une domination masculine.

Les fins moralisatrices des Liaisons dangereuses ou d’autres récits ne seraient pas une concession de l’auteur à la morale de l’Ancien régime mais la leçon de vérité que les libertins entendent propager. Loin de travailler à émanciper les femmes, les libertins ont comme objectif, en dégradant irrémédiablement les créatures qu’ils ont séduites, de restaurer une domination masculine régnant sans partage dès lors qu’ils ont montré que l’image de la mission civilisatrice de la femme n’est qu’un miroir aux alouettes.

Michel Brix démontre que les traités du libertinage s’avancent comme des traités de cynisme ancrés dans une logique de guerre, l’assaut de femmes irréprochables, parangons de vertu, prolongeant sur le terrain de l’érotisme l’esprit des grands conquérants. Le lexique du libertin endurci relève d’un univers martial, placé sous l’égide du dieu de la guerre. Le don juanisme entend sceller la perte des femmes. Cette traversée minutieuse du corpus libertin fait un sort à l’image solaire, positive que nombre d’exégètes, d’écrivains (Chantal Thomas, Philippe Sollers, Lydia Flem…) accolent à Casanova. S’il n’est pas un « scélérat méthodique » comme Valmont, s’il n’use de stratégies retorses afin de jouir de la déchéance de ses proies, le  séducteur vénitien est pourtant à des années-lumières du mythe du jouisseur débonnaire, virtuose de la débauche. La vision partagée par de nombreux casanovistes (Casanova comme ami, émancipateur des femmes, comme séducteur féministe) vole en éclats.

« Le libertinage correspond à un fantasme phallocentrique, et la libertine est un personnage impossible, puisque les femmes sont, « ontologiquement«  en quelque sorte, les victimes du libertinage : le projet libertin — tel qu’il est formulé au siècle des Lumières— n’aurait pu être conçu si l’homme et la femme avaient été égaux face à la question sexuelle ». Dans son évocation des « libertines introuvables » des XXe et XXIe siècles, Michel Brix revient sur cette absence de libertines, cette impossibilité pour une femme d’être libertine (même dans le cas de la marquise de Merteuil ou d’héroïnes sadiennes comme Juliette, ou de Catherine Millet de nos jours). En écho au discutable verdict de la psychanalyse « il n’y a pas de perversion féminine », l’auteur avance que la libertine est une figure frappée a priori par une impossibilité ontologique. Il nous semble qu’on peut y lire davantage une impossibilité conjoncturelle, contextuelle qu’ontologique et structurelle.

Lisant les textes du XVIIIe siècle sans les travestir par la projection de nos schèmes actuels de pensée, Michel Brix démonte la fallacieuse équivalence entre philosophie sadienne et libertinage, montrant que l’œuvre du marquis se pose comme une récusation méthodique de l’esprit du libertinage. Ouvrage jubilatoire qui déblaie les sédimentations d’idées préconçues, Libertinage des Lumières et guerre des sexes passe au crible de la critique les images d’Épinal de libertins-éducateurs libérant les femmes des préjugés.

Donnant, en un sens, raison aux thèses déployées par Michel Brix (il n’y a pas de libertine sauf au sens de catin, de courtisane), Mylène Farmer fait de la libertine un de ses doubles.

Cendre de lune, petite bulle d’écume 
Poussée par le vent je brûle et je m’enrhume 
Entre mes dunes, reposent mes infortunes 
C’est nue que j’apprends la vertu 

Je je, suis libertine 
Je suis une catin

Je je, suis si fragile 
Qu’on me tienne la main 
(…)
Cendre de lune, petite bulle d’écume 
Perdue dans le vent je brûle et je m’enrhume 
Mon corps a peur, la peau mouillée j’ai plus d’âme 
Papa, ils ont violé mon cœur 

Je je, suis libertine 
Je suis une catin 

Je je, suis si fragile 
Qu’on me tienne la main…  (Libertine, Mylène Farmer)

Véronique Bergen