Manifeste pour une pop’philosophie

Un coup de cœur du Carnet

Laurent DE SUTTERQu’est-ce que la pop’philosophie ?, PUF, 2019, 128 p., 7 € / ePub : 5.49 €, ISBN : 978-2-13-081634-8

Dans Qu’est-ce que la pop’philosophie ?, manifeste novateur, ambitieux, taillé dans la vitesse de la pensée, Laurent de Sutter fait un sort au grand partage entre choses dignes d’être interrogées et choses reléguées dans l’inintéressant. À ceux qui, ranimant l’interrogation socratique « Y a-t-il une Idée de la boue, du poil ? », tranchent par la négative, à ces excommunicateurs de réalités dotées d’une valeur ontologique et épistémologique moindre voire nulle, cet essai qui a la fulgurance d’une flèche oppose la pensée joyeuse d’une égalité absolue entre tout ce qui peut faire l’objet d’un branchement. Composition musicale en 25 fragments, assortie de dix thèses sur la pop’philosophie qui renversent les Dix commandements sous-tendant l’exercice ordinaire de la philosophie, l’ouvrage s’avance comme une machine de guerre prolongeant, incarnant le plan de la pop’philosophie que Deleuze appelait de ses vœux. Plus exactement, Deleuze, tout en l’ayant partiellement mis en œuvre, le situait comme un horizon à venir.

Pas de graisse, pas de dilution ou de faux-fuyants dans la pensée de Laurent de Sutter. D’emblée, l’amalgame entre pop’philosophie et renouveau d’une philosophie qui prend la culture populaire pour objet de pensée est levé. L’apostrophe dans le syntagme pop’philosophie trace la différence entre, d’une part, une pop philosophie, sœur du pop art, qui, sans changer sa manière de se rapporter au champ du pensable, au monde, arraisonne des objets tels que le cinéma, la BD, les jeux vidéos… et, d’autre part, une pop’philosophie deleuzienne qui implique un devenir intensif, « schizo » de la philosophie. La pop philosophie reste la même en se penchant sur des objets extra-philosophiques qu’elle intègre dans son champ. La pop’philosophie s’engage dans un devenir, un étrangement, écrit Laurent de Sutter, qui, délaissant le pouvoir pour la puissance, la transcendance ou l’opinion pour l’immanence, définit la pensée comme une Chaoïde branchée sur les forces du dehors. Révolution placée sous le signe des « gilets jaunes » de la post-philosophie (le jaune et rouge de la couverture suscitent l’analogie), la pop’philosophie acte la péremption du dispositif de victoire, de la logique de guerre (avoir raison, vaincre l’adversaire) au profit d’un art des branchements, d’une ascèse, d’une intensification des rapports, d’une séduction au sens de Baudrillard.

On pourrait discuter des limites, des impasses que rencontre la reprise du geste deleuzien en appelant à l’expérimentation, à la pragmatique des effets en lieu et place de l’interprétation, de la signification. On pourrait nuancer la production de cette opposition ou encore problématiser la thèse de l’affect comme dehors de la philosophie qui nourrit celle de « la pop’philosophie comme l’être-affecté de la philosophie ». En effet, l’affect comme le percept sont chez Deleuze les paramètres propres de l’art.  Comme Laurent de Sutter le souligne, la création par Deleuze d’une nouvelle manière de philosopher, sa création d’une « pensée sans image », schizoïde, s’arrachant à la pensée représentative hégémonique dans l’histoire de la philosophie, n’entendait pas sortir de la philosophie ni produire un dépassement qui l’entraînerait dans une post-philosophie.

Le traité de Laurent de Sutter pose en des termes iconoclastes et novateurs les réquisits d’un grand vent emportant la pensée dans les parages du style, de l’intensité des rencontres, de la postcritique et du postjugement. Fulgurant de puissance.

Véronique Bergen