Fable sur l’après-catastrophe

Un coup de cœur du Carnet

Jean Claude BOLOGNE, L’âme du corbeau blanc, MaelstrÖm, 2019, 298 p., 18 €, ISBN : 978-2-87505-329-9

Avec L’âme du corbeau blanc, le romancier et essayiste Jean Claude Bologne livre une éblouissante fiction qui tient de la fable poétique, métaphysique et théologique sur fond d’un événement nommé la Grande Catastrophe. Sous la forme d’une communauté de survivants, l’auteur campe le temps de l’après-apocalypse : seuls les pensionnaires d’un orphelinat ont échappé à la dévastation des eaux amères qui ont recouvert la planète, tuant les hommes, la faune, la flore. Entourée d’un mur de diamant expansé (seule matière inattaquable par l’acidité de l’eau), la colonie d’enfants est dirigée par des adultes ayant fait table rase de tout ce qui relève de l’ancien monde. Ayant provoqué un anéantissement écologique planétaire, l’hubris, le prométhéisme, la folie de l’ancienne ère ont fait place à une communauté où les livres ont été bannis et où règne l’unique loi du Texte (transmis oralement et par des fresques). « Les derniers seront les premiers », les orphelins, les abandonnés sont les seuls rescapés de la fin du monde. Dans cette ébauche d’un nouvel Éden — un Éden, un paradis mâtiné de totalitarisme —, survient le meurtre qui défait la cohésion du groupe. Le doute corrode les esprits ; les repères, les transcendantaux du vrai et du faux, du bien et du mal vacillent.

D’une richesse qui force l’admiration, taillé dans le vertige des labyrinthes de Borges, le dispositif narratif déploie une construction virtuose. Qu’on le lise comme une parabole, comme une fable spéculative, un dispositif d’anticipation ou une radiographie de la dialectique de la Chute et de l’Espoir, le jeu romanesque libère une multitude de pistes interprétatives. Mettant en doute le Texte, épris d’une soif d’évasion, d’un désir d’ailleurs (quitter ce monde clos étouffant et gagner la vie au dehors si, toutefois, vie il y a), un des protagonistes, Laurent, écoute, déchiffre les signes. Détective spirituel, il recueille les présages annoncés par le corbeau blanc, interroge les mystérieuses inscriptions déposées sur le mur en diamant, transgresse l’interdit — interdit du dehors, de ses propres origines, des valeurs et schèmes de pensée du monde qui a été anéanti. 

Savant fou qui est aussi le sauveur, poids des secrets qui entourent les filiations de Laurent, Laura, Maurine…, mise à l’index de Dieu, du Livre : cette parabole du Déluge, de l’Apocalypse causés par la démence des hommes se double de l’espoir dans une résurrection de la vie. Par son intelligence, par sa mise en œuvre d’un double sens, figuré et latent, la fiction exerce une action hypnotique sur le lecteur. Au-delà du battement entre sens manifeste et sens caché, L’âme du corbeau blanc déplie les quatre sens des Écritures, littéral, allégorique, tropologique, anagogique.

Formidable radiographie de ce que Bernard Stiegler nomme disruption,  à savoir les délires que notre époque sécrète comme des eaux acides, le roman sonde la désorientation des esprits, la révolte contre la résignation. Il reste à espérer que la description visionnaire d’une « ère multimatérielle » succédant à « l’ère multivirtuelle »  ne verra point le jour, sera enrayée par notre vigilance. « Mais déjà les hommes s’étaient lassés du virtuel. La multiplication de la matière leur semblait bien supérieure à la virtualisation du monde ». Les eaux amères qui ont envahi le globe, qui entourent les rescapés se retireront-elles ? La muraille de diamant expansé pourra-t-elle être brisée ? Dans cette partition initiatique, le corbeau blanc montrera-t-il l’issue, la voie du salut ? La mise en abîme du questionnement sur la triple mise à l’index de l’écriture, du livre interdit, la Bible, et de Dieu s’allie à une mise en fiction des convulsions d’un monde rescapé où les orphelins des hommes sont les orphelins d’un dieu, qu’il soit une aigrette de pissenlit ou la majesté d’un corbeau blanc.

Véronique Bergen