La liste d’Hermine : entre train et tram

Bernard TIRTIAUXL’ombre portée, Lattès, 2019, 200 p., 16 € / ePub : 10.99 €, ISBN : 978-2709663465

Dans son nouveau livre, L’ombre portée, paru en janvier dernier chez Jean-Claude Lattès, Bernard Tirtiaux s’inscrit dans l’histoire de sa famille paternelle,  comme héritier du domaine de Martinrou qu’il a racheté et patiemment autant qu’obstinément rebâti, reconverti.  On y trouve toute la trame de sa vie de bâtisseur, d’artisan, d’écrivain et d’homme de théâtre.  Au fil des pages, l’auteur se raconte dans la lignée de son grand-père et de son père, qui ont en quelque sorte préfiguré les grandes options  de sa vie, en construisant l’un une chapelle en 1938, là où le jeune Bernard posera ses premiers vitraux en 1968 et ensuite une rosace en lames de verre en 1998, l’autre une nouvelle laiterie pour la ferme,  qui deviendra l’atelier du futur maître-verrier.

Indissociable du domaine de Martinrou,  vraie figure tutélaire du livre, l’ombre portée sur la vie de Bernard Tirtiaux et sur ce livre, c’est la grand-mère paternelle, Hermine, mère de onze enfants alors qu’elle n’aspirait qu’à une vie de mystique, devenue chef d’entreprise suite à son veuvage inopiné en 1943, et Présidente de Caritas Catholica jusqu’en 1943.  Tout au long du livre, Bernard Tirtiaux alterne les récits de sa propre expérience d’homme et d’artiste avec les longs monologues qu’il adresse à cette aïeule qu’il n’a pas connue mais dont l’empreinte reste prégnante, dont il se sent à la fois si proche et si lointain.

Bernard Tirtiaux évoque la manière dont son travail et son expérience de verrier a semé les graines de son premier roman Le passeur de lumière, et révèle également la présence discrète  ­ –  L’ombre portée ­ –  d’Hermine dans certains personnages du Passeur de lumière et de Aubertin d’Avallon.  La ferme familiale, elle aussi, est un personnage essentiel des romans Noël en décembre et Pitié pour le mal. Ainsi, ce récit de vie, d’une grande sincérité, égrène, tels des petits cailloux blancs dans la forêt, les points de repère dans une œuvre littéraire qu’on a envie de relire à ce nouvel éclairage.

Un des fils du récit, posé assez tôt mine de rien – comme il se doit – va lancer un véritable suspense, et le rythme alternant les adresses à Hermine et les éléments biographiques propres à l’auteur va se resserrer jusqu’à aboutir à une découverte fatale, le genre de pages qu’on lit et relit sans pouvoir ni vouloir y croire, comme si les relire et les relire encore pouvait changer la réalité et effacer ce qui n’aurait jamais dû arriver.

 Je sanglote en silence tandis que Tobie emplit la chambre de ses pleurs. 
J’ai avancé ma chaise pour lui prendre la main, me suis agenouillé pour l’entourer de mes bras et coller longuement ma tête contre sa vieille poitrine secouée de chagrin.
Il est l’amputé d’un frère martyrisé.
Je suis l’enfant que l’on ramasse et dont il tient précautionneusement le pied mort tandis que deux ouvriers de mon père me glissent sur une couverture dans la camionnette de livraisons.
Sur la table de nuit, votre image mortuaire nous considère avec surprise.

Roman ?  Récit ?  Je pencherais pour la deuxième dénomination, sans savoir ce qui a poussé l’éditeur (ou l’auteur) à opter pour la première.  Il n’en reste pas moins que nous avons là un livre attachant, qui laisse une forte impression à plus d’un égard. 

En vrac aussi, quelques pages bien frappées sur la défiguration des paysages agricoles, sur le profit « qui et l’infection absolue des âmes, la gangrène de ce monde, le cancer qui l’emportera », sur la destruction brutale qui a remplacé la démolition et qui atteint l’artisan bâtisseur en plein cœur. À méditer au moment où les enjeux de survie de la planète commencent à faire bouger les foules.

Marguerite Roman