Otto GANZ, Les vigilantes, Postface de Jean Claude Bologne, Maelström, 2019, 156 p., 14 €, ISBN : 978-2-87505-330-5 2
Ciseler le terrible en le coulant dans une prose percutante, descendre dans les tréfonds d’une condition humaine appréhendée selon ses phénomènes-limites, couler la fiction dans une écriture scalpel… l’œuvre de l’écrivain, poète et peintre Otto Ganz s’enroule autour des partitions du vertige. Au proverbe « on n’attrape pas des mouches avec du vinaigre », le roman Les vigilantes rétorque qu’on harponne le lecteur dès lors qu’on le plonge dans un dispositif narratif déroutant. Les mouches, ces déesses des détritus, ces vigilantes qui s’attaquent au discours et aux corps, sont au cœur de ce récit qui prend le déroulement narratif à rebrousse-poil. Loin de toute gratuité comme le souligne Jean Claude Bologne dans sa postface (qui, principe d’inversion oblige, ouvre le livre), loin d’un exercice de prouesse virtuose, cette progression à rebours, allant de la conclusion (« Conclusion posthume au Journal des âmes ») au chapitre I intitulé « La génétique et la merde », performe formellement ce que le roman décrit : la désagrégation du personnage — un nain trempé dans le crime, qui termine ses jours coulé dans du béton —, la dévastation de la logique de la vie et du langage, l’extinction de la naissance par le couperet de la fin.
« Que l’on me comprenne bien, dans l’exacte tentative qui est la mienne : quiconque tue dans la soudaineté ne produit qu’un acte médiocre, assimilable et passible d’oubli. L’instantanéité supprime l’histoire, l’instant est un antidote à la fiction. Éventrer un être humain touche déjà un autre niveau de subtilité et d’approche d’autrui ». D’entrée de jeu, le bréviaire existentiel de Gonzague Dupireux, le nain aux mains-prothèses qui survit en offrant ses services de tueur à gages, est posé. Dans la réversibilité des actes, on énoncera que quiconque écrit dans les rails de la fiction ne produit qu’une œuvre passible d’oubli. A contrario, Les vigilantes s’avance comme un récit à jamais inassimilable, irrécupérable, qui déconstruit les rails de la pensée, de la narration et de la lecture. Comme le tireur vise sa cible, l’écrivain vise le cœur des mots afin de les ouvrir à une myriade de significations, de matières, d’échos.
L’hyperréflexivité du personnage de Gonzague Dupireux s’accompagne d’une distance envers autrui, d’une étrangeté par rapport aux codes de la réalité. Humour noir, montée en puissance de l’empire des mouches qui ronge les esprits, scènes exacerbant la cruauté, pulsion de destruction dont autrui fait les frais, impossible ajustement de la fiction à elle-même, des personnages à leurs possibles… au fil d’une pluralité de séquences narratives, Otto Ganz sonde la vie comme jeu de massacres, comme danse de larves venant et retournant à la poussière, plus exactement à la putréfaction. Clinique, à la fois métaphysique, gorgée d’abstraction et hyperphysique, secouée de spasmes, d’une beauté froide et souveraine, l’écriture joue sur le battement entre distance ironique et immersion suffocante aussi bien que sur une variété de registres.
Les mouches continueront à tournoyer, à nous balancer leurs ballets quand Gonzague Dupireux se sera immobilisé dans le béton. Traçant un univers de monades solitaires, de dérapages, de ratés (le tueur à gages qui élimine une mauvaise victime…), Les vigilantes élève la littérature au niveau d’une vigilance qui refuse de faire l’économie du cap au pire. Un cap au pire que le patronyme du protagoniste, Dupireux, indique.
Véronique Bergen