Tout l’art du dérapage contrôlé

Un coup de cœur du Carnet

Bernard QUIRINY, Vies conjugales, Rivages, 2019, 217 p., 18.50 €, ISBN : 978-2-7436-4738-4

En moins d’une quinzaine d’années, Bernard Quiriny s’est taillé une place enviable dans le monde des lettres belges francophones, comme en témoignent les nombreux prix qui lui ont été décernés et l’accueil chaleureux réservé à ses œuvres. Il n’a pourtant pas choisi la facilité, lui qui pratique volontiers le genre de la nouvelle (son recueil Contes carnivores a obtenu le Prix Rossel en 2008) en alternance avec celui, plus courant, du roman.

Dans la vingtaine de récits que compte Vies conjugales, son nouvel opus, il lui suffit de quelques lignes pour semer le trouble. Sans crier gare, inspirant la confiance, sur un ton qui frise l’objectivité d’un documentaire, il lance des fables où, sur un déclic indistinct, s’immisce un élément qui défie la rationalité des choses. Ainsi, dans Le club des sédentaires, qui ouvre le recueil, il nous présente une compétition destinée aux victimes de la phobie des voyages qui octroie un prix à celui de ses membres qui effectue le parcours le plus lointain. S’il prend soin de nous préciser qu’ « on croirait une blague, mais c’est très sérieux », c’est sans doute que cet avertissement vaut en général pour l’ensemble des textes. Ailleurs, la figurine d’un automate d’une boîte à musique armé d’un sabre s’anime et sème l’horreur. Plus subtil encore : on constate que la venue d’un nouveau-né coïncide avec le décès d’une autre personne, que la population d’un village cesse de mourir, que des personnes figurant sur des cartes postales du début du XXe siècle sont toujours en vie, que de jeunes enfants sont la reproduction exacte d’adultes. Ailleurs, les personnes qui retournent sur leur lieu de naissance y décèdent aussitôt.

Ou encore, dans Usus, Fructus, un couple acquiert une maison sur une île de rêve et découvre que ses habitants n’ont aucune notion de la propriété privée, devant renoncer à tout espoir de faire respecter cette valeur fondamentale en France. Quant aux variations ludiques sur le thème des préfaces, dédicaces et autres bibliographies, elles n’épargnent pas les rituels littéraires convenus et assurent la part d’autodérison. 

Résumées en quelques mots, ces fables pourraient passer pour un rien simplistes. Le grand art de Bernard Quiriny consiste à rendre compte des faits avec une sobriété de ton déconcertante proche du rapport documenté. Ici, l’invraisemblable tourne à l‘évidence dans une forme d’inversion des repères qui s’impose et laisse pantois compte tenu de la brièveté des textes. Cet exercice n’est cependant pas gratuit : en modifiant le rapport au temps, en bousculant les conventions, l’auteur nous fait entrer dans une dimension nouvelle. En poussant au bout de leurs possibilités des logiques autres, c’est précisément l’irrationnel qui prend forme de norme et qui, par effet de miroir, interroge celle qui est en cours.

La même logique prévaut d’ailleurs dans L’affaire Mayerling, dernier roman de l’auteur réédité en livre de poche, où les déboires des propriétaires d’un nouvel immeuble de standing à appartements tournent à la malédiction et à l’inversion des slogans des promoteurs. Le tout avec une légèreté et une grâce qui font oublier les ficelles trop souvent visibles qui guident ce genre de récits. Comme chez les pince-sans-rire, cette retenue dans l’écriture est en décalage total avec l’incongruité des faits et c’est précisément ce contraste qui en fait le charme et contribue à la réussite de ces détournements du sens communs tout en assurant l’emprise forte que le texte exerce sur le lecteur.

Cette maîtrise incontestable nourrie de surréalisme n’est pas à la portée du premier auteur venu et elle est sans nul doute la clé du succès mérité et renouvelé de Bernard Quiriny.

Thierry Detienne