Jacques SOJCHER, La confusion des visages, dessins d’Arié Mandelbaum, Fata Morgana, 80 p., 15 €, ISBN : 978-2-37792-038-9
Dans La confusion des visages, la poésie du philosophe-artiste Jacques Sojcher s’avance vers le plus nu. Nudité de la vie, nudité des mots pris dans le battement entre énonciation et mutisme, nudité d’un retour vers l’enfance. Composé de dix partitions poétiques, le recueil explore le paradoxe du verbe, à la fois passerelle — du moins promesse de passerelle — vers l’être et entrave au réel. Professeur émérite de philosophie et d’esthétique de l’Université Libre de Bruxelles, grand arpenteur des pensées de Nietzsche, de Lévinas, d’Artaud, de Jabès, auteur entre autres de Nietzsche. La question du sens, La démarche poétique, Paul Delvaux ou la passion puérile, Jacques Sojcher délivre dans ses textes et recueils poétiques (Le sexe du mort, C’est le sujet, Trente-huit variations sur le mot juif, Éros errant…) une maïeutique aporétique placée sous le signe de ce que Pascal Quignard appelle balbutiement. Ce balbutiement en tant qu’être au monde parcourt La confusion des visages qui s’ouvre sur un vers liminal « L’aube ne s’est jamais levée ». Empreints d’une légèreté grave, les textes sont autant de talismans en quête de la « vraie vie », d’un visage qui dise « oui à mon visage ». Le réel contrarie la propension au rêve. Le poème récolte les errances de la mémoire, exalte la permanence de l’enfance dont il est le gardien. Protéger l’enfance qui, survivant, barre l’accès à l’âge adulte, sonder la part d’enfance, c’est-à-dire d’in-fans, non parlante, de l’écriture a pour horizon l’échappée hors du « poids mort » de « chaque parole adulte ».
L’oubli a mangé les arbres
et les fleurs,
son visage, sa lumière.
C’est pour dénoncer l’imposture
d’avoir pris la place du mort
La culpabilité d’avoir pris la place du père mort, les affres du survivant (mais mâtinées de joie, d’une gourmandise vitale, sans dolorisme) composent la basse continue du recueil. Le devenir abstrait, étranger du monde, la métamorphose des visages en « ombres chinoises » sont-ils le fruit de l’abyssale absence du père ? Ou, situé en amont de toute perte, le vide précède-t-il la disparition du père, « fourreur et chimiste / et aussi un peu talmudiste » ? Au terme d’une ascèse mentale, le temps de poser des questions, de soulever les terres du « pourquoi ? » est révolu. À jamais, la rive des mots et des pensées se voit séparée de la rive de la pâte du réel, de la nature. L’Idée d’arbre provoque la perte de l’arbre empirique. À jamais, le rivage des vivants se détourne du rivage des morts. Comment prendre pied dans l’existence quand l’ombre du père défunt laisse un vide dans la mémoire et quand « Ma vie est l’oubli / de ta vie » ?
La poésie accomplit un retour vers les origines barrées, vers la préhistoire brouillée d’un être qui, se livrant au français, se sait porteur du yiddish de la mère, un yiddish en contrebande qui « dort sous les mots ». Poésie kaddish, poésie exorcisme tournant autour de l’innommable, de l’imphrasable, de l’imprononçable mot « juif », La confusion des visages culmine dans un procès intenté à soi. La parabole « Devant la loi » de Kafka se voit revue par un Don Juan défiant le Commandeur si bien que la seule condamnation aura pour nom l’absence de sentence.
La poésie sojchérienne se tient du côté du non-savoir, de l’allègement. Déportant « l’inconvénience d’être né » de Cioran, le non-savoir a trait à la naissance, à l’engendrement : « Tu ne sais toujours pas / ce que c’est que donner naissance / ni être né ».
Dans cet autoportrait d’un « rêveur d’actes », dans cette méditation sur la teneur ontologique conférée par les mots, le recueil, rythmé par la lutte entre le désir d’inscription et le désir d’effacement, érige le Visage au sens de Lévinas en unique dieu. Avec comme unique pulsation, celle de l’attente du retour du père mort.
J’attendrai toujours
ton retour
Une complicité absolue noue le verbe de Jacques Sojcher aux souverains dessins du peintre Arié Mandelbaum, l’évidement des visages, des figures au niveau visuel prolongeant l’évidement de l’écriture et du Je au niveau textuel.
Véronique Bergen