Le tournant postcritique

Un coup de cœur du Carnet

Laurent DE SUTTER (dir.), Postcritique, PUF, 2019, 296 p., 21 € / ePub : 16.99 €, ISBN : 978-2-13-081745-1

Conçu comme un manifeste appelant à une sortie du règne de la critique, Postcritique, l’ouvrage collectif dirigé par Laurent de Sutter, interroge brillamment l’hégémonie actuelle de la critique, plus précisément la définition de la pensée (en tous ses régimes, ses registres, ses disciplines) comme critique. L’on pourrait avancer que cet ouvrage produit une critique de la critique, une généalogie d’une posture de pensée qui, héritée des Lumières, entend placer son exercice sous le signe d’un examen de ses conditions. Mais, davantage qu’une critique de la critique, les contributions inventent un pas de côté, tirent des lignes de fuite, proposant « un régime de pensée alternatif à sa soumission à l’exigence de lucidité — un régime de pensée postcritique » (Laurent de Sutter). Valorisation de l’esprit critique, critique littéraire, de cinéma, d’art, héritage du criticisme kantien, des philosophies critiques de Nietzsche, Marx, de l’École de Francfort, de Foucault… : de nos jours, sévit une pensée critique qui, devenue un mot d’ordre, se pose comme dotée d’une absolue légitimité. Discriminante, elle disqualifie ce qu’elle tient pour illusoire.

Les propositions avancées par les dix contributeurs (Mark Alizart, Dorian Astor, Armen Avanessian, Emmanuele Coccia, Johan Faerber, Tristan Garcia, Camille Louis, Laurent de Sutter, Pacôme Thiellement, Marion Zilio) abordent l’espace critique sous un domaine ou un angle propre (le droit, la littérature, l’art, la scène théâtrale, la métaphysique…). L’appel à une nouvelle ère offre des visages contrastés, soit qu’il affirme une libération hors de l’emprise de la critique, soit qu’il monnaie un héritage qui se doit d’être à la fois reconduit et secoué. C’est ainsi que les réponses apportées au « Que faire face à l’étendard de la devise critique ? » varient fortement d’un contributeur à l’autre. Nombre d’entre eux pointent l’équivalence entre critique et position de force, de victoire sur ce qui est soumis à suspicion. Les mêmes mettent en évidence les apories, les impasses d’une critique qui, se drapant dans « le rôle d’une instance normative hégémonique » (Armen Avenassian) s’enferre dans la réaction en chaîne d’une critique de la critique de la critique. Qui dit critique dit volonté d’auto-légitimation et retournement d’une dénonciation du nœud « savoir/pouvoir » en un nouveau pouvoir. Le pouvoir de celui qui démystifie, repère les illusions, dévoile l’impensé et révèle nos aliénations. D’autres contributeurs questionnent les limites externes davantage qu’internes de la critique, ses retours de manivelle (Dorian Astor évoquant la récupération de l’esprit généalogique de Nietzsche par ses adversaires) sans pour autant renoncer à l’héritage critique. Ce ne serait pas, en elle-même, mais dans ses usages, ses réalisations, que la critique engendrerait un tribunal, une pensée comme jugement déconsidérant ce qui ne vaut pas la peine d’être pensé. Tristan Garcia invoque la possibilité de « conserver la possibilité de la critique sans en faire la condition de la pensée ». Prolongeant une proposition théorique de Bruno Latour, Mark Alizart met en place une « surcritique » en s’appuyant sur Alan Turing.


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Le « post » de postcritique revêt des acceptions divergentes, soit qu’il désigne une marque temporelle, actant un au-delà, un après, soit que le préfixe indique un sens spatial, soit qu’une certaine forme de critique puisse être sauvée, soit qu’elle ait à rendre l’âme et à se faire clinique. Les deux directions que prennent le préfixe « post » se définissent par rapport à Gilles Deleuze dans Critique et clinique : d’une part, une connexion, une équivalence possible entre critique et clinique, d’autre part, une disjonction entre la critique (jugement, tribunal, pouvoir, écrasement du critiqué, remontée vers les causes) et la clinique (narration, création, puissance, ouverture aux conséquences). Les enjeux que soulève l’ouvrage sont décisifs pour le contemporain. La postcritique littéraire que Johan Faerber non seulement appelle de ses vœux mais met en œuvre dans ses essais entend opposer au pathos de la déploration (mort de la grande critique littéraire, antienne du « c’était mieux avant »), au « mécontemporain », une interrogation des temps présents réactivant l’injonction de Deleuze « C’est peut-être là le secret : faire exister, non juger ! ». Le Pour en finir avec la critique s’inscrit sous le signe d’un « pour en finir avec le jugement ». « Sachons cesser d’être critiques pour pouvoir le redevenir » conclut Tristan Garcia.

Véronique Bergen