Luc DELLISSE, Libre comme Robinson. Petit traité de la vie privée, Impressions nouvelles, 2019, 210 p., 17 € / ePub : 9.99 €, ISBN : 978-2-87449-680-6
On peut être un moraliste sans pour autant jamais user de moraline. Il suffit pour cela de miser sur d’autres recours quand on délivre son message : la lucidité et le style. La première, Luc Dellisse l’a reçue en héritage de sa riche expérience d’une existence longtemps passée dans ce qu’il nomme « l’ancien monde ». Il épure le second, le dégraisse, pour ne livrer que le nerf de sa pensée. Le lire revient alors à affronter l’évidence : mais oui, c’est de cette parole-là que j’avais, que nous avions besoin, immédiatement.
Libre comme Robinson s’annonce comme un Petit traité de vie privée. La modestie, la dimension intime voire intimiste, affichées par ce sous-titre laissent peu entendre à quel point ce texte pousse très loin la réflexion sur nos possibles façons d’être au monde aujourd’hui. En deux cents pages exactement – quel cordeau ! –, les questions fondamentales surgissent : le rapport au temps, à la beauté, à la poésie, à la communication, aux valeurs, aux mots. Et c’est toute une époque qui est sondée, avec une justesse désarmante.
La démarche évoquera chez certains, par ses thèmes et certains positionnements, les chroniques d’un Philippe Muray, mais le ton ici n’est guère à la polémique ni au sarcasme. Car de la modernité et de ses moyens, Dellisse sait user en habile narquois. Il n’adhère ni ne rejette d’office, il mesure, manifestation suprême de la sagesse à l’ère de l’hubris. Au terme de sa pesée, il estime (quelques-uns savent encore que le verbe a une souterraine connexion étymologique avec « aimer ») et, à ce moment seulement, il opte, ce qui est moins vulgaire que choisir. Il prend ce qui lui convient d’une innovation, d’une technologie, d’une tendance, et en néglige la part contraignante, partant encombrante. Ne mettre qu’un ongle dans la machine, c’est éviter le risque de se faire happer le bras par les gros rouages, tel un esclave chaplinesque.
Avec quelle légèreté il aborde des sujets aussi crispants que tous ceux relatifs à l’Avoir, cette dimension hautement plus problématique que l’Être, il faut bien l’avouer. La propriété, le travail rémunérateur, les impôts, l’argent, rien ne pèse à qui connaît le sentiment de la précarité. Pas celle dont on fait des tartines, toujours plus longues et diaphanes, au JT ; mais celle de l’individu qui se sent à tout moment exposé aux lendemains qui déchantent, à la rupture de ban. Comprendre où l’on est pour mieux se préparer à où l’on sera ; le personnage de Defoe agit-il autrement ?
L’inconfort, la gêne, l’inconvénience, Dellisse en parle sans complaisance ; ce sont les conditions mêmes qui l’ont amené à découvrir les vertus du « dénuement divin », qui n’est autre que rassurant. Une fois refermé, le livre donne à revoir la végétation luxuriante qui dévore sa couverture et invite à s’interroger : c’est bien beau, ce foisonnement buissonnier, mais ça vous cache le soleil. On élaguerait bien. Que garder, que jeter, que consentir à perdre et à conserver, que retrancher pour mieux se retrouver entier ? Un peu de discipline, la sienne propre et de personne d’autre, suffira à ordonner ce chaos, à (se) simplifier les choses. En ces matières, Dellisse nous dessille.
Frédéric Saenen