Il n’y a pas que la bataille des éperons d’or

Jan BAETENS, Karel VANHAESEBROUCK, Petites mythologies flamandes, photographies de Brecht Van Maele, préface de Claude Javeau, traduction de Monique Nagielkopf assistée par Daniel Vander Gucht, Lettre volée, 2019, 174 p., 20 € ; ISBN : 978-2-87317-533-7

Une fois n’est pas coutume, le présent ouvrage a été écrit et publié en néerlandais en 2014, avant d’être traduit. L’intérêt de la démarche à la base du livre justifie une recension, d’autant plus que les auteurs, flamands, connaissent parfaitement la culture tant du Nord que du Sud du pays. Jan Baetens a même obtenu le Prix triennal de poésie de la Communauté française de Belgique.

Ces Petites mythologies flamandes s’inscrivent dans la lignée des Mythologies de Roland Barthes. Les auteurs en reprennent les principes. Le mythe n’est pas qu’un récit ancien : la société moderne en produit elle aussi en les renouvelant sans cesse. Et le mythe ne réfléchit pas une vision du monde ; c’est lui qui la produit et l’incarne dans diverses expressions très concrètes. Il est ainsi l’expression actualisée de valeurs éternelles et immuables. Il apparaît donc comme la façon dont une société se voit et se pense. Ces sens cachés, il faut les faire advenir, les rendre conscients ; c’est ce qui fonde et justifie la démarche de ces analyseurs, comme l’a été, du côté francophone, Jean-Marie Klinkenberg dans ses Petites mythologies belges.

Baetens et Vanhaesebrouck sont confrontés d’emblée à une spécificité flamande. « La » société flamande n’existe pas, même si les Flamands sont souvent persuadés de former un grand ensemble plutôt cohérent. Significativement, le premier texte s’intitule « Vous z’êtes d’où ? », expression du sentiment d’un « ancrage identitaire local ».

Chaque sujet va être source d’un décryptage visant à en dégager la logique sous-jacente. Cela ne va pas sans mettre en exergue de nombreux stéréotypes, en partie justifiés, mais à travers lesquels des forces contradictoires s’expriment qui les démontent.

Des thèmes se dessinent sous les différents sujets. Par exemple, tout ce qui tourne autour de l’habitat : l’occupation particulière du sol que sont les villages-rues, les chaussées commerçantes « qui ont pour unique fonction d’étaler la marchandise et de stimuler les ventes ». De façon plus personnelle, le pavillon individuel bâti de façon à la fois anarchique et ordonnée ; la pelouse, bien tondue évidemment, marque d’un rapport contradictoire à la nature ; le lotissement qui génère même une langue particulière dont il est dit que : « ainsi, ce “flamand des lotissements” est-il le parfait équivalent linguistique de son homologue architectural : une déviation collective d’une norme qui devient à  son tour la règle, mais pas pour tout le monde ».

Le rapport à la norme et à la règle s’exprime de façon particulière et répétée dans la culture flamande, relayant la contradiction entre l’individualisme et une grande volonté de « vivre ensemble » dans le sentiment d’une identité partagée.

En Flandre, l’identité se vit fréquemment en opposition avec ce qui se pratique chez le frère ennemi hollandais. Cette différenciation explique le succès d’émissions télévisées fort semblables dans le concept à ce qui se fait aux Pays-Bas, mais où le caractère et la spécificité flamandes sont fortement accentués.

Les contradictions de la scène culturelle sont bien synthétisées par la situation paradoxale du cinéma flamand : « Le film flamand, pour le gouvernement flamand, n’est un succès que lorsqu’il est remarqué à l’étranger et que les acteurs et réalisateurs flamands peuvent aussi faire des films étrangers ».

Par contre, les auteurs ne mentionnent que peu d’oppositions aux francophones belges. À l’exception du concours du plus grand des Belges, transformé en concours du plus grand des Flamands. C’était là la possibilité de choisir une personnalité spécifiquement et uniquement flamande : et donc Jozef De Veuster, le Père Damien, fut préféré à Eddy Merckx, qui est assurément le plus grand des Belges, mais trop… Belge.

On trouve aussi de pertinentes réflexions sur la façon dont une société se rêve, sans qu’elle voie qu’en réalité elle fait tout pour contrecarrer ce rêve : par exemple, la manière de saccager le territoire en construisant des fermettes censées perpétuer un passé rendu impossible à revivre.

Les analyses sont fines et subtiles et les auteurs alternent bienveillance et critique, ce qui renforce la justesse de leurs propos. Les belles photos de Brecht Van Maele posent un regard assez cru sur des personnes, des paysages, des situations, toujours banals. Le résultat en est une vision plus dure, parfois quelque peu ironique ou encore proche de l’absurde, où l’on peut se prendre à sourire… jaune. Les sujets des photographies n’apparaissent pas comme spécifiquement flamands ; de cette façon ils élargissent le propos des auteurs et tous les Belges peuvent s’y reconnaître.

Joseph Duhamel