NORGE, Remuer ciel et terre. Poésie, postface de Jean-Marie Klinkenberg, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2019, 320 p., 9,00 €, ISBN : 978-2-87568-414-1
En 1984, voulant remettre à l’honneur l’œuvre de Norge, les responsables de la collection Espace Nord s’adressent à J.M. Klinkenberg, professeur à l’université de Liège, membre du groupe Mu, et dont l’intérêt pour le poète est bien connu. Plutôt que composer une anthologie, l’on s’accorde sur la réédition intégrale de quatre recueils : Les râpes, Famines, Le gros gibier, La langue verte (1949-1954). Il est vrai, les célèbres Oignons datent des mêmes années, mais ils ont fait l’objet de plusieurs réimpressions augmentées. Outre que cette période norgienne est familière à J.M. Klinkenberg et que le volume Poésies 1923-1973 chez Seghers est épuisé depuis belle lurette, le choix des quatre titres est judicieux – il eût d’ailleurs mérité d’être expliqué en introduction. En effet, dès l’entre-deux-guerres, Norge est certes un auteur apprécié, avec des titres comme La belle endormie, Le sourire d’Icare ou Joie aux âmes. Toutefois, que ce soit dans sa thématique, son imaginaire ou sa rhétorique, il ne se démarque pas nettement d’autres contemporains tels que O.V. Milosz, O.J. Périer, R. Mélot du Dy ou J. de Boschère. De 1939 à 1949, il connait d’ailleurs un sérieux passage à vide. La parution des Râpes et de Famines fait donc grand effet : lyrisme et spiritualisme ont totalement disparu, le style est à la fois plus bref, plus saccadé et plus savoureux, l’existence humaine est évoquée sous l’angle de la lutte-pour-la-vie et d’un certain cynisme darwinien. Les connaisseurs ne s’y trompent pas. P. Éluard écrit à Norge pour le féliciter, de même que F. Ponge, Ch. Plisnier, G. Bachelard, F. Hellens, J. Paulhan, R.G. Cadou, etc. ; le vieil A. Gide en parle chaleureusement à ses visiteurs ; plusieurs comptes rendus élogieux paraissent dans la presse. Les oignons et La langue verte, dont la parution suit rapidement, ne font que confirmer le grand virage créatif de Norge et l’engouement consécutif du public.
La postface – qui ne se limite pas aux quatre recueils précités – n’est pas le moindre attrait du volume. Sans doute peut-on déplorer quelques formules péremptoires, comme « chez Norge, tout commence avec la peur », « la mort est la converse de l’ingestion », « le langage est structuré par la réalité qui le précède ». De même, il est inexact que Joie aux âmes ait été écrit « en pleine tourmente » guerrière. Mais ce ne sont là que broutilles. Contrairement à la plupart des critiques qui l’ont précédé, J.M. Klinkenberg ne réduit pas l’œuvre à un message humaniste et spiritualiste où les jeux de langage auraient pour fonction de tempérer le sérieux du discours. Au contraire, il met d’emblée en lumière les nombreuses ambivalences norgiennes (aimer/détruire, etc.), les paradoxes et les contrariétés qui interdisent toute vision monologique, l’irréductible inadéquation entre l’homme, le monde et Dieu : « le mouvement de dévoration contamine l’univers tout entier, et pas seulement le monde du vivant ». Les images de la morsure ou de la blessure trouvent ainsi leur juste place, qui n’est nullement secondaire. Deuxième aspect fondamental mis en évidence : l’intertextualité, autrement dit le fait que la poésie de Norge renvoie à d’innombrables textes antérieurs, venus des corpus mythologique, légendaire, proverbial ou littéraire, de l’histoire d’Icare à la comptine Une poule sur un mur. Tertio, l’important travail sur la langue est lui aussi fortement souligné, notamment la « défamiliarisation » des mots populaires et des expressions courantes, les jeux phonétiques de l’allitération, de la rime ou de la répétition. J.M. Klinkenberg conclut de façon percutante en évoquant un « anarchiste » qui dénonce les « fabricants d’harmonie », qui « œuvre rageusement à la coïncidence des opposés, à la construction d’un monde libre de lois ».
La réédition du quatuor Remuer ciel et terre – le titre n’est pas de Norge – présente quelques traits intéressants. Bien que la préface de F. Jacqmin et le cahier de photographies aient disparu, le nombre de pages passe de 268 à 320. La raison en est simple : le corps typographique a été systématiquement accru. Le même souci louable de lisibilité perce dans les titres des poèmes, jadis composés en capitales, et dans une table des matières plus détaillée. Un esprit chagrin pourrait regretter quelques coquilles de Norge (« ô gué » pour « ô gai », « fourbis » pour « fourbi », etc.) ou quelques renvois de pages erronés dans la postface. Mais foin de tels détails : complémentaire à l’anthologie de la collection « Poésie / Gallimard », et sous une couverture étonnamment sage, c’est une quadrilogie turbulente, paradoxale et gouteuse qui nous est aujourd’hui opportunément redonnée.
Daniel Laroche