Pierre Avezard dit Petit Pierre, un oublié de l’Art Brut

Daniel CASANAVE, Florence LEBONVALLET, Petit Pierre. La mécanique des rêves, Casterman, 2019, 120 p., 22 € / ePub : 15.99 €, ISBN : 9782203155275

Dans Petit Pierre. La mécanique des rêves, le dessinateur Daniel Casanave et la scénariste Florence Lebonvallet exhument la vie et les œuvres de Pierre Avezard dit Petit Pierre (1909-1992)  inventeur de génie, pionnier de l’Art Brut. Cette magnifique odyssée graphique et textuelle rend hommage, redonne vie à un homme que sa différence maintint à l’écart de la société. Atteint du syndrome de Treacher Collins, contrefait, malentendant, quasi muet, Petit Pierre construisit, sa vie durant, des œuvres insolites qui faisaient monde, se substituant à la société des hommes dont il était séparé. Entre art et science, Pierre Avezard conçut des dispositifs artistiques dont la logique, la grammaire, le souffle ne s’inscrivaient dans aucun moule culturel.

Si l’Art Brut a longtemps été associé à l’art asilaire, aux créations marquées par la « pathologie » mentale, il englobe pourtant plus largement une grande variété de productions conçues par des êtres autodidactes, en marge, des « suicidés de la société ».

Jean Dubuffet entend par « art brut » « des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique […] De l’art donc où se manifeste la seule fonction de l’invention », bref, des êtres étrangers à ce qu’il appelle « l’asphyxiante culture ». Figure de l’Art Brut, d’un art en marge, exilé de l’intérieur, Pierre Avezard élabora des œuvres alliant préoccupation esthétique et invention machinique. Le langage des hommes lui étant interdit, il se forgea un langage d’objets taillés, d’inventions d’ingénieur, avant de consacrer des décennies de son existence à l’édification du Manège, une œuvre architecturale-sculpturale unique comme le sont les créations du Facteur Cheval ou de Picassiette. Daniel Casanave et Florence Lebonvallet retracent avec poésie la vie de Petit Pierre, tour à tour vacher, gardien de moutons. Fasciné par les progrès techniques — le chemin de fer, les avions… —, cet autodidacte en butte aux vexations de ses camarades d’école, souffre-douleur de ses compagnons vachers, se lancera dans l’invention de jouets mécaniques, de dispositifs féeriques. Adulte, voyageant avec son frère ingénieur, Petit Pierre reproduira en sculptures géantes nombre de monuments qui l’ont marqué (la Tour Eiffel, l’Atomium…). Œuvre de sa vie, hapax dans l’art du mouvement rotatif, le Manège se présente comme une construction où se cristallise la mécanique de ses rêves. Avec des débris, des objets récupérés dans les poubelles, des objets cassés mis au rebut, Pierre Avezard édifia un monde régi par ses propres lois, sa logique, sa beauté. Tout lui sert de matériau ; ses rêves, ses désirs nourrissent l’édification d’un univers privé, entre beauté des formes en mouvement et démon de la science. De son vivant, les objets cinétiques et les bricolages mécaniques qu’il inventa lui valurent une certaine reconnaissance. Le dimanche, son Manège était ouvert aux visiteurs.

 

Éblouissant récit graphique qui exhume un oublié de l’histoire de l’Art Brut, Petit Pierre. La mécanique des rêves montre combien ses créations atypiques, vertébrées par la seule nécessité intérieure, sans souci des destinataires, ont représenté une fabuleuse riposte à l’exclusion. Comment aussi elles ont été sauvées de la destruction, de l’oubli par des êtres d’exception que fascine l’expression artistique marginale, notamment Alain Bourbonnais qui collectionna les œuvres de l’Art Brut, de l’art insolite et reconstruisit pièce par pièce le Manège de Pierre Avezard dans son parc de la Fabuloserie. En arrière-fond de la vie de Petit Pierre, les auteurs déploient l’évolution des campagnes françaises, des techniques, les mutations d’une société au cours d’un siècle. Espace d’évasion et de vie, l’Art Brut de Petit Pierre suit ses propres pulsions, sans compromis, sans calcul social, aimanté par le seul aiguillon de donner corps à des « anarchitectures » (Michel Thévoz), à savoir des constructions relevant d’une esthétique de l’anarchie.

Véronique Bergen