Veronika MABARDI, Peau de louve, Images d’Alexandra Duprez, Esperluète, 2019, 56 p., 14 €, ISBN : 9782359841107
Quand l’art du récit se noue à la voix du conte, les mots se soulèvent pour évoquer le monde de ceux qui n’ont pas droit au chapitre. Les exilés, les êtres que traverse la fêlure, les animaux, les forêts. Après Pour ne plus jamais perdre, Les cerfs (couronné par le prix triennal de littérature de la Ville de Tournai), publiés tous deux aux éditions Esperluète, l’écrivain et comédienne Veronika Mabardi s’avance avec Peau de louve dans un récit en vers qui renoue avec la fiction vue comme parole magique, à effets performatifs. Le « il était une fois » placé en ouverture du récit (qui a été porté à la scène) pose d’emblée son royaume : un royaume à l’écart du système, des places distribuées et des lois du marché, un royaume où les excommuniés, les oubliés sont souverains.
Tournant autour du personnage de Muriel, Peau de louve tisse un cheminement initiatique ponctué en trois temps. Le premier temps se place sous le signe du jeu de prédilection de l’enfant, le travestissement, la passion de changer de peau, de se métamorphoser en « Mendiant, Chef Indien, Cardinal ». Le deuxième temps rompt l’enchantement d’une enfance nourrie de rêves et d’expériences fondatrices. Arrachement aux alliances avec les animaux, la forêt, rupture avec la recréation perpétuelle de soi, Muriel est aspirée dans le tourbillon des lois du réel, se cogne aux angles durs du pouvoir, de l’âge adulte. Au terme de la traversée de la nuit, le troisième temps de la quête est celui des retrouvailles avec la magie d’une nouvelle peau, la relance d’un jeu suprême dont on taira la nature.
Les mots de Veronika Mabardi forment un tapis volant qui nous mène dans la région de l’enfance perpétuelle, dans la zone des écorchures et de ce qui rapièce. Tout gravite autour du pacte que l’enfant et la louve nouèrent la nuit où Muriel sauva le louveteau d’un piège qui emprisonnait sa patte.
Ne jamais oublier. Quoique je devienne,
Et qu’à cette nuit sauvage j’appartienne.
Que la louve noire vienne me chercher
Si au collet je suis à mon tour piégée
La vie de chanteuse sous les lumières des projecteurs, la vie reliée au monde que mène Muriel creuse en elle un manque. Gagner la fureur de la ville et des planches, c’est perdre le fil sacré, le lien avec la louve. Les rimes, les alexandrins, les vers réguliers vont et viennent, disparaissant lorsque la discordance du récit prend le dessus. Les illustrations d’Alexandra Duprez rythment l’âge d’or de l’imaginaire, l’errance, la dislocation, la noyade et la renaissance. Que les chemins ne mènent jamais à Rome, c’est plutôt une nouvelle réjouissante. Mais qu’ils aient perdu le secret qui conduise à la louve révèle le vide qui danse sous l’existence de Muriel. « Rien de plus profond que la peau » écrivait Paul Valéry dans une formule chère à Gilles Deleuze. Peau d’âne ou peau de louve… la chair de l’animal ne fait plus qu’un avec celle de l’humain. Plus encore, la peau de l’autre donne consistance, confère vie à ceux qui explorent des sorties de soi, des noces avec d’autres formes du vivant.
L’esperluète, ce petit signe qui, résultant de la ligature du e et du t, symbolise le lien, la connexion, est au cœur de Peau de louve. Il forme comme son ombilic, sa sève. Les orphelins de nom, de peau, de reconnaissance, les amputés de la lumière regagnent ancrage et pulsations vitales quand la conjonction, la rapidité du « et » retisse des liens sauvages. Avec Veronika Mabardi, le conte agit comme un objet transitionnel, un bâton-témoin que l’on se passe de main en main, l’oreille tendue vers les devenirs animaux, les devenirs cosmiques.
Véronique Bergen