Jeanne RAHIER, Tout Eddy est dit. Écrits 1969-1979, Édition établie par Jean-Jacques Messiaen, Avant-propos d’André Stas, Editions Johnny Bersou & Son, 2019, 190 p.
Bien sûr, vous ne connaissez pas Jeanne Rahier, et personne ne pourra vous en faire grief, car la production de cette Serésienne (1896-1981) était vouée à demeurer au rang de ce que Marcel Jouhandeau appelait avec délicatesse « la littérature confidentielle ». C’était cependant compter sans l’endurance du PPP (Polygraphe Provincial Patenté) Jean-Jacques Messiaen qui a tout mis en œuvre pour révéler les textes de cette plume atypique dont il a gardé le plus vif souvenir. Adolescent, il les a entendu lire par leur auteure lors des nombreuses visites qu’il lui rendait, rue Peetermans, « dans le fond de Seraing » comme on dit dans la région. « Une voix chaude aux intonations gouailleuses, striée des blessures de l’existence et pourtant porteuse de vie et pleine d’espoir ».
Avant de devenir sa tante adorée, Jeanne Rahier fut une jeune fille piquée d’esthétique évoluant dans la moyenne bourgeoisie de l’industrieuse cité de Seraing. Son mariage avec un tapissier-garnisseur confirme son penchant pour le beau, cumulé à une passion pour le sport : son mari Joseph Davin était de surcroît « footbaliste » et pratiquait la boxe française. Le couple gère un commerce florissant, court les expos d’art décoratif et industriel, vit dans l’aisance jusqu’à ce que la vie les remonte et se mette cruellement dans leurs roues : leur fille unique Marie-Thérèse meurt à 12 ans d’une leucémie et Joseph, déjà atteint de surdité des suites d’une grippe mal soignée, est fauché en 1965 par un infarctus.
Voici Jeanne vivotant de sa pension d’indépendante et de la perception de la rente viagère de sa maison. Seule l’écriture, en français mais aussi en wallon, vient rompre le morne et solitaire quotidien de cette férue de Victor Hugo, qui se met à griffonner des poèmes ou des nouvelles et les adresse, ici à un concours organisé par le savon Cadum, là à des gazettes… Jusqu’à ce jour de juillet 1969, où c’est la révélation : dans le poste, « accompagné de bravos, de hourras », un « élu », un « héros », au nom mordant et croquant, s’agrippe son guidon et, avec la puissance que lui permet un myocarde d’une constance horlogère, remporte son premier Tour de France. Jeanne Rahier reprend goût et courage, se convertit au Merckxisme radical et compose à tout-va des odes, en prose ou en vers, à la gloire du Cannibale. Elle l’admire, lui, qui « reste lointain, consciencieux, l’éternellement seul », elle le trouve beau avec sa « bouche un peu boudeuse des amertumes refoulées, […], léger, jeune, heureux comme l’air frétillant d’un ruisseau au soleil », elle délire – sans jamais dérailler – avec la foule galvanisée au passage du bolide belge.
Toi, tu es le seul enthousiasme
Qui m’apporte encore la vie
Je t’en remercie
Tu es l’envol lumineux
Que dans sa chambre grise
Une âme lasse cherche en vain
[…] Je sens par toi qu’il vaut encore la peine de vivre.
Bien sûr, face à ces élans naïfs, à cette débauche verbale relative à des exploits sportifs, le lecteur sourit, sans cynisme mais d’émotion et de tendresse, comme il le ferait devant les architectures génialement maladroites du Facteur Cheval ou quelque toile déhanchée, signée d’un peintre d’art brut totalement méconnu… De toute façon, Jeanne Rahier écrit pour elle et pour Eddy, point barre. Rien à faire du monde des Lettres, de la critique, du jeu médiocre des reconnaissances. Dût-elle essuyer la fatidique question « À quoi ça sert tout ça ?! », sa repartie est toute prête : « Pastichant Cyrano dites bien aux débiles : Ça est d’autant plus beau que ça est inutile ».
Jeanne, merveilleuse et vibrante Jeanne, toi qui savais que le soleil n’est jamais si jaune en Belgique que lorsqu’il porte un maillot, il faudra l’arthrose et le retour de la dépression pour que se tarisse ta production marquée par une énergie débordante. Jeanne, tu es revenue finalement au silence et à la douleur même si, comme tu l’affirmais : « Peut-être, je suis mieux d’avoir écrit, c’est la soupape de ma peine. » Jeanne, sublime Jeanne, sans « faire œuvre », juste en chantant ton idole, tu l’as rejoint dans le peloton de tête.
Frédéric Saenen