Philippe LEUCKX, Le mendiant sans tain, Coudrier, 2019, 55 p., 16 €, ISBN : 978-2-930498-93-5
Près du Palais de Justice à Bruxelles, le long du tribunal d’application des peines cognant avec la Place Louise, l’on voit une flopée de cartons fixant le domicile de personnes sans. Puis ils disparaissent, reparaissent, disparaissent, réapparaissent. C’est ainsi tout l’année et j’ai souvent voulu m’approcher, poser une question banale, nouer contact, exprimer je ne sais pas quoi ; une solidarité, je suppose. Mais nos yeux, s’ils se sont croisés, ne se sont jamais rencontrés. Alors, chaque fois, de la tristesse me coulait un peu dans les veines, mon visage se tournait vers le sol, et je reprenais mon chemin, m’interrogeant le cœur.
Ce regard, Philippe Leuckx l’a plus que croisé, il l’a traversé. Et ce qu’il y a vu, tout au plus profond, c’est l’attente. Et l’air. Leur transparence : de l’attente, de l’air et des mendiants. Soit la translucidité d’un miroir sans tain dont on ne sait dans quelle direction il se tourne. Côté passant qui ne les voit pas ? Côté mendiants qui n’espèrent plus ? Qui regarde qui ? Et qui ne se regardent plus. Le mendiant sans tain est évidemment un portrait d’inhumanité.
L’attente éteint lentement toute émotion. Puis au bout, qu’attend-t-on ? On ne sait plus. L’auteur offre des pistes. La solitude et la patience à pleurs de peau. Le souvenir « comme une grappe de joie ». L’indignation et la peur, « nos petites mains tremblantes ». La rime cadenassée entre cartons et saisons. La lente déshérence vers des plages en loques. Et surtout :
De n’être qu’un reflet
De l’autre côté de la vitre
Ou de la vie
L’auteur m’a écrit alors que je le questionnais par email : « Le mendiant sans tain est l’errant, le vagabond, l’exclu, le rejeté, le sans abri, l’invisible de nos sociétés de façade, dont l’argent est le moteur. C’est aussi le poète (certains poèmes l’attestent) guère favorisé par le système littéraire. C’est la métaphore des solitudes actuelles. Comme la nuit, le mendiant est de toutes les transparences ; il est si peu visible qu’on le confond avec le décor. »
Alors il attend dans un monde sans teinte et sans moyen d’y remédier. « Il y a bien un nez rouge / Qui dégoutte là au bout ». Cependant, insidieusement, le mendiant comprend.
Le mendiant n’est déjà plus
…
Se trompe pour sûr de vie
…
D’un corps bien étranger
Qu’il ne reconnait plus
Tito Dupret