Natacha PFEIFFER et Laurent VAN EYNDE, Anthony Mann. Arpenter l’image, Presses universitaires du Septentrion, 2019, 287 p., 25 € / ePub : 17.99 €, ISBN : 978-2-7574-2452-0
Il y a beaucoup de façons de ne pas voir un film et la première consiste à le raconter ou la dernière à le thématiser. Bien entendu, tout film de fiction déroule des actions, mais cela ne le différencie pas d’un mythe, d’un roman, de n’importe quelle forme narrative, y compris picturale. Ce qui apparaît spécifiquement dans un film de fiction, c’est à coup sûr qu’il raconte une histoire par des images en mouvement. Le sens naît du comment…
Tout le défi du livre de Natacha Pfeiffer et de Laurent Van Eynde consiste à montrer combien cette « évidence » de l’image en mouvement ne serait pas prise en compte par un résumé ou une signification alors que le cinéaste, Anthony Mann, dont ils ont choisi d’analyser les œuvres en a précisément fait le moteur de sa création réfléchie. II en résulte que les mouvements complexes de l’image, ses cadrages, ses plans, ses espaces opposés, ses enchaînements contrastés, l’usage de la profondeur de champ surtout, portent exactement l‘action, dans ses surprises et ses équivoques, jusqu’à son effacement. Et il en va de même des personnages dans leur évolution et souvent leur dédoublement. C’est ainsi que, se défaisant des conventions du film noir, principalement le flash back sur un destin fatal, le cinéaste met l’image « au noir » en rendant sa perception troublée : « Tel est l’horizon qu’explore l’image au noir de Mann : l’incertitude de l’agir. »
Nombre d’autres procédés interviennent dans la composition pour détabiliser l’image et complexifier la perception du spectateur jusqu’à l’opacité. Même au niveau strictement narratif, la récurrence des personnages infiltrés, comme entre policiers et truands, révèle une duplicité du réel entre les mondes traversés. Mais c’est encore et surtout dans l’image elle-même que l’infiltration se fait sentir par une mise en jeu de la profondeur à la surface même des images : entre l’action factuelle et l’image qui en devient « aventureuse », des filets, des voiles, des vapeurs et des vitres s’insinuent pour marquer la « noire profondeur » (de la violence et de la mort). Dans ce double jeu de l’image, « la profondeur devient une aventure faite d’indéterminations, d’angles, de brisures, d’opacité et d’infiltrations. »
Ces analyses techniques comportent donc, comme toute question de forme, des enjeux. Ainsi du hors-cadre ou du hors-champ dans The Black Book, film qui met en scène la Terreur robespierriste. L’image, loin de s’ouvrir de l’intérieur comme le fait la perspective dans un tableau, y obture le paysage et devient un « espace-boîte » fermé, à l’image de la salle obscure. Culminant dans celle évanescente de la guillotine, « véritable modèle de la caméra », l’image révèle ainsi son hors-cadre, la mort, en même temps que son ressort productif : le cut.
Plus encore, dans La porte du diable, Mann trouble le western en tant qu’art du paysage en même temps qu’il brouille le portrait identifié de l’indien et du pionnier. Autour d’un « lieu-image », le territoire paradisiaque des Indiens, l’histoire, au double sens, aventure personnelle et conquête de l’ouest, reçoit toute son indétermination par l’entrée en cette vallée. Ce passage invisible se révèle être une porte diabolique en ce qu’elle n’est pas représentable tout en montrant les divisions tragiques qui traversent les protagonistes en même temps qu’elle signifie le « faire-image constituant l’équivocité même de l’image, ce mouvement de constitution de l’indétermination aventureuse du visible lui-même ».
Il faut renvoyer le lecteur au suivi passionnant de ces analyses à peine esquissées ici et de leurs enjeux pour l’image, le mouvement et le temps – brouillant aussi les distinctions massives et précipitées. Mais non sans en marquer la philosophie inhérente : celle de la puissance révélatrice de l’image cinématographique, une puissance d’indétermination qui, en première approche, contraste avec la puissance perfomative destructrice du langage, cette « parole manipulatrice » si prégnante chez Shakespeare dont Mann s’inspire. Ainsi, l’image en mouvement apparaît asymétrique du langage trompeur : son équivocité affirme l’indétermination des situations, le plus souvent par des dédoublements (des personnages comme des plans et des séquences). À cette nuance près que c’est grâce à l’effort de réflexion du cinéaste que cette dés-énonciation a lieu : grâce à la mise en abyme des procédés, l’autre puissance performative de tout langage, créatrice d’images comme de mots, traverse l’illusion de l’immédiat dans la représentation.
D’autres sens surgissent à la suite, grâce aux images en mouvements maltraitées, secouées et transformées : ainsi du soin ou de la communauté, mais un soin venu d’au-delà de soi, une communauté de singularités par jeu de signes. Partout ailleurs par invention de figures (pente et dévers, cercle,…), de vues horizontales et verticales en tension, de corps contrastés, de paysages opposés, un arpentage des procédés et des sens, tantôt conjoints, tantôt disjoints, sont mis en scène.
Ce livre, aussi précis que foisonnant, atteint au moins deux objectifs : nous introduire pas à pas à chaque film de Mann et du même coup à la lecture de tout film : au langage des images en mouvement à travers le regard parlant du cinéaste, sa réflexivité qui appelle la nôtre.
Éric Clémens