Corps étrangers à rejeter

Françoise DUESBERG, Souffler sur la blessure, Academia, 2019, 111 p., 13€ / ePub : 9.99 €, ISBN : 978-28-061-0450-2

Souffler sur la blessure est un roman qui aborde la problématique de l’immigration vers l’Europe et des réfugiés. Encore, me direz-vous. Oui, encore. Mais il est nécessaire d’en parler. L’auteure a pris le parti de relater son histoire en donnant la voix essentiellement à deux personnages : Pauline et Gabriel.

Pauline, seize ans, habite à Menton sur la Côte d’Azur. Elle vit une adolescence ponctuée par l’école, sa passion pour l’escalade, un régime draconien et la guerre qu’elle a décidé de mener contre sa mère, premièrement parce que c’est sa mère (un excellent prétexte pour claquer les portes et la contredire continuellement), deuxièmement parce qu’elle a un nouveau Jules qui remplace un peu trop vite son père décédé, devenu un sujet presque tabou.

Parallèlement, nous découvrons Gabriel, vingt ans, qui a fui la dictature de son pays d’origine, l’Érythrée, avec son petit frère de sept ans, Yared. Leurs parents ont été fusillés car ils ne croyaient en aucun dieu. Gabriel a décidé de fuir avec Yared pour aller rejoindre des cousins en Allemagne et poursuivre ses études de médecine. C’est la deuxième fois qu’il effectue ce voyage périlleux (il a été à chaque fois refoulé en Italie), il n’a plus de nouvelles de ses sœurs et son petit frère est blessé.

C’est dans cette mauvaise posture que nos deux protagonistes vont se rencontrer sur une plateforme dans les montagnes où les Africains se cachent de la police et où Pauline effectue un exercice d’escalade avec son amie Elena. Les deux adolescentes ont bien sûr déjà entendu parler de la vague d’étrangers qui arrivent sur la côte et qui sont refoulés sans ménagement dans leur pays, mais c’est une réalité vague qui ne les touche pas vraiment. Lorsqu’elles découvrent Gabriel et Yared frigorifiés au creux de la falaise, elles touchent concrètement à l’humanité cachée derrière le mot « migrants ».

Le grand, debout, les mains serrées sur son smartphone, nous observait craintivement. L’enfant, affalé, contemplait obstinément, comme si nous n’existions pas, la jambe gauche de son pantalon, déchirée et maculée de sang séché. Il a fini par relever la tête. Il avait de grands yeux noisette, de longs cils et je l’ai trouvé beau malgré son teint gris de fatigue. Des larmes coulaient le long de ses joues, traçant des sillons dans une épaisse couche de poussière.

Sans aucune hésitation, Pauline prend les devants, sauve les deux Érythréens apeurés et les cache dans un abri de bergers. Du haut de ses seize ans, avec la maturité dont elle est capable, elle essaye de pourvoir aux besoins de Gabriel et Yared : elle leur apporte de la nourriture, de l’eau, des pansements… mais elle est impuissante face à la fêlure dans leurs yeux.

Quelques Italiens matinaux promenaient leur chien, des fêtards rentraient de soirées arrosées. Ces gens-là ne nous regardaient pas, nous faisions partie du décor, nous nous fondions dans le mur en béton couvert de graffiti, nous étions les migrants, des êtres interchangeables, une masse indistincte. 

Françoise Duesberg met en avant le choc des cultures à travers un style simple et concret : le quotidien des réfugiés est caractérisé par la précarité (la faim, la soif, la peur, le désespoir, le danger permanent), tandis que celui des Européens est un éden confortable interrompu par des rafles ponctuelles et gênantes d’étrangers.

Ils sont fous ces Européens de dépenser du fric pour grimper sur les rochers, ai-je pensé. Chez nous, on ne grimpe pas sur les rochers pour s’amuser, pour passer le temps, mais pour récupérer une chèvre perdue ou récolter des plantes qui guérissent. On ne paie pas un type pour nous hisser en haut des falaises avec un tas de gadgets, on y va à mains nues. Et à pieds nus pour les plus pauvres. 

L’indifférence n’est toutefois pas généralisée : une solidarité discrète se met en place, parfois maladroitement, toujours avec authenticité. La reconnexion à notre part commune d’humanité s’infiltre subrepticement et se propage, belle et rebelle…

Séverine Radoux