Emmanuelle PIROTTE, D’innombrables soleils, Cherche midi, 2019, 240 p., 18 € / ePub : 12.99 €, ISBN : 978-2-7491-6226-3
Qu’y a-t-il de plus ravageur que la peste, telle celle de 1593 à Londres, qui a transformé les médecins en noirs corbeaux, parsemé les chairs de bubons purulents, jonché les rues de cadavres ? De plus foisonnant que le théâtre élisabéthain, symbolisé avec majesté par le père adoptif de Roméo et Juliette, le lanceur de questions insondables, le songeur nocturne estival ? De plus exaltant que la composition de poèmes mythologiques, où des Hommes se frottent aux Dieux dans l’épreuve de tourments humains, où la Tragédie est sublimée par le rythme versifié, où la scansion se fait chanson à deux bouches ? De plus noir que les chicots d’Élisabeth Ière, au teint (artificiellement) pâle assombri par la dépression, mais toujours affamée, alerte, redoutable en des temps de ruses et de complots ? De plus nourrissant qu’un pain d’épice préparé avec amour par de jolies mains potelées, agrémenté de vin rouge ou constellé d’anis étoilé, accompagné d’une ale fraîchement pétillante ? La passion…
Subite, incandescente, éreintante, abrasive. Qui se subit, transcende, consume. Qui embrase Christopher Marlowe et Jane Crane sous le toit du brave Walter Bilbury, ami et ex-amant du premier, mari de la seconde. « Cet homme qu’elle ne connaissait que de réputation allait transformer sa vie. De cela elle fut instantanément assurée. Elle ne comprit pas tout de suite qu’elle tombait en amour. […] Lui avait parfaitement saisi ce qui se jouait entre eux, peut-être parce que les poètes ont un sens supplémentaire pour interpréter ce sauvage jaillissement de tout l’être vers un autre à peine aperçu. » Car Marlowe est artiste de profession, de race et de trempe. Cet homme exaspérant de non-mesure, revanchard, est très jeune passé maître dans le maniement de la plume et l’art de la provocation. Son existence n’est qu’aventures, outrances et débordements. Et, cerise viciée sur le gâteau de ses péchés, l’impie est homosexuel, déviance immorale pour la société puritaine d’alors. Ses intrigues à la cour, sa langue acérée, ses dettes sans fond(s), ses mœurs libertaires et libertines ont maintes fois failli lui coûter la vie. C’est d’ailleurs à quelques souffles de l’expiration ultime que Walter l’a sauvé encore une fois, l’a ramené dans sa campagne isolée et a pris soin de lui, ignorant qu’il précipitait, par sa générosité et son sentiment amoureux retrouvé, la perte de son équilibre familial dans un triangle infernal. En effet, sa femme, la belle Jane à la « féminité exacerbée » et pourtant délaissée, est d’instinct sortie de sa torpeur à la vue de ce pauvre hère blessé. Son corps s’est gorgé d’une sève chaude, épaisse, ondoyante, qu’elle lui a donnée à boire, jusqu’à plus soif…
Emmanuelle Pirotte offre avec D’innombrables soleils, son quatrième roman, un récit charnel sur fond historique. Profitant des circonstances non élucidées entourant la mort de Marlowe, elle lui invente, dans cette Angleterre littéraire et crépusculaire du XVIe siècle, une autre fin possible – et qui sait, réelle. Celle où le corps, l’esprit et l’âme de deux amants, soleils l’un de l’autre, se cherchent, se trouvent, se perdent, s’appellent, se mêlent, s’épuisent dans une jouissance infinie.
Samia Hammami