Laurent de Sutter. Radiographie du scandale

Laurent DE SUTTER, Indignation totale. Ce que notre addiction au scandale dit de nous, Observatoire, coll. « La relève », 2019, 144 p., 15 € / ePub : 10.99 €, ISBN : 979-10-329-0411-4

Fin limier des mythèmes contemporains, des tropismes des régimes de pensée, Laurent de Sutter démonte la boîte noire du scandale, repérant les mécanismes, les ingrédients qui le nourrissent, les ressources qu’il mobilise. La scène que Laurent de Sutter embrasse avec maestria est celle de notre monde saisi sous l’angle du réflexe de l’indignation qui règne en maître. Les titres des cinq chapitres (Et, Car, Donc, Mais, Ni) qui scandent cet essai d’une haute pyronoésie renvoient à la classe des conjonctions de coordination condensée dans la phrase mnémotechnique « Mais où est donc Ornicar ? » (Rappelons qu’Ornicar est la revue du champ freudien). Délaissant les causes, le « pourquoi » de la propension à l’indignation au profit de son « comment », l’ouvrage analyse ce dont l’indignation est le symptôme, la structure de pensée sur laquelle elle s’appuie. À rebours de l’opinion consensuelle selon laquelle le scandale est affaire de passions, d’affects épidermiques, Laurent de Sutter y lit le surgeon d’une raison butant sur son impasse. Dès lors qu’une équation entre « âge du scandale » et « âge de la raison » est posée, l’appel auquel l’essai nous convie se formule dans les termes d’un « pour en finir avec la raison », ce qui implique de sortir de la spirale du scandale. Cinq affaires récentes, venues d’horizons différents, ayant toutes suscité un tollé mondial servent de points de départ, #MeToo ; le bras-de-fer Tsipras, Syriza/l’Union Européenne ; les caricatures de Mahomet ; Nestlé et l’extraction des eaux de la Strawberry Creek ; la photographie du cadavre de l’enfant migrant Aylan Kurdi, échoué sur une plage.

Auscultant la santé du débat public, Laurent de Sutter radiographie sur deux plans la structure du scandale, le mécanisme de sa surenchère opposant des camps clivés prêts à tout pour triompher : sur le plan historique, il pointe en amont un scandale fondateur, celui de la crucifixion du Christ — matrice du scandale à l’état pur fournissant la logique des scandales ultérieurs, empiriques —, sur le plan conceptuel, il révèle l’élément dissimulé par le scandale, à savoir, reprenant les analyses de René Girard, la fabrication d’un bouc émissaire, le sacrifice d’un élément qui, par son exclusion, sa disqualification, assure la cohérence de la communauté.

À partir des cinq récits de scandales contemporains, Laurent de Sutter dégage les traits définitoires de l’indignation, fille de la raison, chaque récit mettant en lumière une caractéristique : l’indignation produit une identification, confère une identité à un groupe (« et »), « disqualifie tout ce qui est étranger au groupe constitué » (« car »), recourt aux conclusions pour triompher des adversaires (« donc »), repose sur la forclusion d’un élément, de ce qui est irréductible à l’accord (« mais ») et sur l’interdiction de ne pas s’indigner du scandale (« ni »).

Certes, « s’indigner, ça ne sert à rien », le geste étant frappé par une « vanité absolue », « une improductivité fondamentale ». Mais, s’il existe une posture d’indignation qui relève du ressentiment, du négatif, du réactif (au sens de Nietzsche), d’une volonté de pouvoir, d’un tribunal de la raison, d’une police (Rancière), qui, adoptée par la « belle âme » vertueuse de Hegel, laisse tout en état, il est une autre forme d’indignation affirmative, active qui, hors de tout jugement, de toute raison normative, de toute volonté d’avoir raison, se constitue en levier de la résistance. L’appel Indignez-vous de Stéphane Hessel fait de l’indignation un catalyseur de l’action et non l’étendard du monopole d’une raison prise dans la tautologie. Le degré zéro de l’indignation (active) ouvrirait la voie au fatalisme, à l’acceptation de l’état du monde.

Dans une situation concrète, face aux néo-fascistes, aux climato-négationnistes de la droite extrême, il s’agit bien de vaincre un adversaire relevant de la catégorie de l’ennemi, non pas en vue d’avoir raison, mais afin de lutter contre ce qui assassine les puissances de vie. Ces luttes n’appartiennent pas à la scène morale opposant le Bien et le Mal mais à celle qui oppose lignes de vie et lignes de mort (Deleuze). Ce qui implique l’exigence du choix, de l’engagement et non le renvoi dos à dos de positions antagonistes et symétriques. On terminera sur quelques questions. Le « pour en finir avec la raison » (et sa scène guerroyante, son désir d’avoir raison), l’appel à « une rationalité qui renoncerait à la raison » n’est-il pas in fine décrété par la raison elle-même qui décide de se faire hara-kiri ? Comment se fait le pas de côté, le déhanchement vers ce que Laurent de Sutter nomme une « raison indigne plutôt qu’indignée » ? N’a-t-il pas déjà accompli, de Nietzsche à Deleuze, Whitehead…, par la pensée comme création, irréductible au régime ordinaire de la raison ? Comment concilier la sortie de la raison, du règne de l’indignation et la réinvention du politique, la nécessité dès lors du choix là où Laurent de Sutter semble caresser le vœu de s’abstraire de « l’exigence du choix » et de faire le deuil de la politique, à tout le moins d’une certaine politique (cf. l’essai De l’indifférence à la politique, Puf, 2008) ?

Véronique Bergen