S’approprier son deuil en attendant que la joie revienne

Éric-Emmanuel SCHMITT, Journal d’un amour perdu, Albin Michel, 2019, 251 p., 19,9 € / ePub : 13.99 €, ISBN : 978-2-226-44389-2

Mars 2017, à la veille de son cinquante-septième anniversaire, Éric-Emmanuel Schmitt devient orphelin : cinq ans après son père, sa mère s’éteint. « Un jour comme les autres, tout devient différent. » Comment poursuit-on la route quand on est « plus l’enfant de personne » ? Où trouver la force d’accomplir le « devoir de bonheur » si cher à sa maman quand seul le chagrin semble vouloir de lui ? On lui répète qu’il faut deux ans pour faire son deuil mais à quoi peut bien rimer ce genre de lieux communs ?

Amputé de la relation fusionnelle qu’il a toujours entretenue avec sa mère, l’auteur ressent le besoin d’écrire et de décrire. Ses pensées, les formalités, sa peine, son quotidien, ses souvenirs récents ou plus anciens, sa famille, ses questionnements et réflexions. En évoquant sa mère, l’écrivain raconte tant qui il est que comment il est devenu l’artiste polyvalent que l’on connaît. En mettant en scène Jeannine, cette maman qu’à la lecture de son livre on aimerait tous avoir connue, c’est sa propre intimité qu’il offre aux lecteurs de partager et ce, pendant deux ans quand même finalement.

 
 

La forme du journal, plus libre que celle du roman, permet l’alternance entre réflexions brèves et isolées, questionnements plus approfondis, ou récits courts ou longs d’événements passés ou contemporains de l’écriture. Le tout forme un ensemble parfaitement cohérent, non dénué d’éléments d’intrigues. Après tout, la vraie vie ne s’apparente-t-elle pas à un gigantesque théâtre ? Et dans la pièce déjà jouée qui est relatée, au sein de l’histoire d’amour entre la mère et le fils, on pourra aussi s’attacher à Paul Schmitt, le père qui se contente d’un second rôle dans l’ombre, avant d’accéder au devant de la scène, sous les feux de la rampe.

Journal d’un amour perdu est un texte très personnel, livré à cœur ouvert. Par moment, la lecture peut sembler indiscrète. Bien sûr, l’auteur choisit où il oriente le projecteur mais en tant que lecteur-rice, on peut parfois se demander si on était bien en droit de connaître tous ces détails, d’être à ce point des spectateurs privilégiés de moments intimes et douloureux. En même temps, si cette histoire est la sienne, quiconque a perdu un être cher peut se reconnaître dans les phrases d’Éric-Emmanuel Schmitt. Les émotions suscitées par le deuil, l’errance à laquelle il conduit, le mélange entre la tristesse d’avoir perdu un proche et la reconnaissance de l’avoir côtoyé, tout cela, si élégamment mis en mots par la virtuosité de l’artiste, fait d’un témoignage personnel, un livre universel.

Estelle Piraux