Maurice CARÊME, Le martyre d’un supporter, postface de Denis Saint-Amand, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2019, 180 p., 8,5 €, ISBN : 978-2875684219
Quand il publie Le martyre d’un supporter en 1928 à la Renaissance du Livre, Maurice Carême n’a pas encore trente ans et il est loin d’être le poète que psalmodieront, par cœur – sinon à contrecoeur – des générations d’écoliers sages. C’est dire si faire figurer un tel titre dans la collection patrimoniale Espace Nord est une gageure, et presque une provocation que de le préférer à l’étrange Médua, connu d’un happy few à peine plus étendu, mais qui présente au moins l’intérêt de se rattacher au courant du réalisme magique.
Et pourquoi pas, après tout ? Depuis quand un roman dépourvu de sophistication narrative ou stylistique, se lisant avec facilité et plaisir, ne pourrait-il être pris au sérieux ? En quoi l’histoire d’un bon père de famille répondant au nom ventru de Prosper Goffineau et que sa passion du foot déclasse socialement et ruine physiquement – en quoi un tel sujet ne serait-il pas un drame profondément humain ?
Le martyre d’un supporter réserve bien des déconvenues au critique enjoué à l’idée de se faire les dents sur les os blanchis du père Carême. L’écriture n’en est légère que parce qu’en pointe sèche, et la révolte qui étouffe le personnage de Goffineau est perceptible à chaque page. Pour cet homme malheureux en ménage, timoré face au duo – pas tyrannique, non, mais contrariant – que composent sa femme et sa fille, le football procure une ivresse jamais vécue. Qu’importe au fond la victoire ou la défaite du bien aimé Sporting Club Anderlecht, l’essentiel est l’intensité que procurent chaque goal encaissé ou marqué, chaque approche de la lucarne, chaque shot. Et puis, il y a les copains, avec qui on s’engueule à propos des performances de tel joueur ou de tel carton brandi par l’arbitre, avant de se réconcilier pour la vie, soit jusqu’au prochain match, « croix de bière, si je mens… »
La révolte contre l’univers étriqué dans lequel il évolue amène Goffineau à vivre une descente solitaire et sordide dans un enfer aux murs tout tendus de mauve et saturé de chants virils. Sa femme Octavie, qui l’a quitté au lendemain d’un retour de beuverie où il a fait mine de l’étrangler, se laisse subjuguer par les secours du spiritisme. Sa fille Angélique perd vertu et jeunesse avec des hommes qu’elle idéalise, au fil d’amourettes toujours plus déceptives. Et voilà la véritable révélation de ce roman : dans l’évocation des tourments intérieurs de ses personnages, Maurice Carême s’avère redoutablement subversif et juste. Avec une sobriété biseautée, il suggère le coït brutal, la violence, la frustration, la haine, la douleur que cause la perte de l’autre et de soi. Au moment où il pourrait aller trop loin, il dribble habilement pour céder la place à la plus éloquente des figures rhétoriques : l’ellipse.
À quand une monographie sérieuse sur Maurice Carême – qui permettrait par exemple de comprendre pourquoi il a dédié un livre si sombre « à mon père, supporter » ? Cet auteur que son rayonnement a contribué à opacifier fut, à l’avers, un poète doux au risque de la mièvrerie, unanimement reconnu ; au revers, un romancier rare et d’autant plus « dur ». L’adjectif s’impose tant Le martyre d’un supporter voisine avec l’art d’un Simenon à cerner le drame de « l’homme nu » auquel chacun de nous se résume. Que ce soit sous un costard cravate ou sous une vareuse aux couleurs de son club préféré.
Frédéric Saenen