Michel CLAISE, Sans destination finale, Genèse, 2019, 216 p., 21 € / ePub : 13.99 €, ISBN : 9791094689592
Le phénomène du sans-abrisme est difficile à appréhender par la majorité de nos semblables qui peinent à imaginer comment une femme ou un homme peuvent en venir à connaître un niveau de précarité aussi aigu. Approcher cette réalité nécessite une prise de distance par rapport aux émotions que suscite par exemple la mendicité, que celles-ci soient guidées par le rejet agacé ou la compassion béate. Le mystère de la grande précarité a déjà intéressé nos auteurs : on songe ici par exemple à Je n’ai rien vu venir d’Eva Kavian ou Dix centimes de Xavier Deutsch. Patrick Declerck a même rédigé un volume de la collection « Terres humaines » (Les naufragés – Avec les clochards de Paris, Plon, 2001) dans lequel il aborde cette réalité au même titre qu’un anthropologue rendrait compte de son contact avec une population éloignée.
Avec Sans destination fixe, Michel Claise apporte un regard neuf car il considère cette thématique au départ de son expérience de magistrat à l’écoute des réalités sociales. Son récit suit le destin de Monica, une jeune femme à qui la vie a jusque-là souri à pleines dents. Universitaire de formation littéraire, elle est enseignante et elle vit un amour solaire avec Philippe à qui une belle carrière professionnelle s’ouvre. Leur situation matérielle est confortable, ils aiment les belles choses, les soirées à deux et entre amis, les repas fins et bien arrosés. Un enfant est venu compléter ce bonheur. Jusqu’à ce qu’un accident sur la route des vacances, dont elle est seule survivante, la brise d’un seul coup.
À sa sortie d’hôpital, elle rentre seule dans la maison vide. Le goût de vivre l’a quittée, elle sombre dans l’alcoolisme et ne reprend pas le travail, s’isolant peu à peu malgré les appels des amis et de la famille et les offres d’aide. Vient le jour où elle quitte la maison presque sans rien et gagne la ville. Commence alors une longue dérive qui la conduira à Bruxelles et à la misère la plus profonde. Sans adresse ni point de chute, elle gagne vite l’anonymat des rues, refusant plus que tout de s’ouvrir sur son passé. Elle subit le vol, les coups, le plus souvent abrutie d’alcool dès la moitié de la journée après avoir fait la manche le matin. Elle croise des compagnons d’infortune avec lesquels elle partage des espaces jusqu’à ce qu’ils en soient chassés par des concurrents ou par la police. Ensemble, ils tentent de se de se défendre, ce qui est plus précieux encore pour une femme seule. Sa vie s’organise au jour le jour sans perspective. À Bruxelles, elle n’a que sa tante, Véronique, qui lui fait parvenir un courrier via le Samu Social, comme on jette une bouteille à la mer. Elle saisit plus d’une fois la main tendue, qu’elle repousse quelques heures plus tard après avoir pris un bain et un repas, esquivant toute aide plus contraignante. Lorsque la police vient l’arrêter suite au meurtre de sa tante, elle apparaît comme la coupable toute désignée d’autant qu’elle est son héritière et qu’elle porte un bijou qu’elle lui a offert. Elle nie avoir commis le crime, mais son état de faiblesse totale ne lui permet pas de faire vraiment face. La prison où on l’enferme en attente d’un jugement en cour d’assises la contraint à un sevrage brutal. Un avocat lui est assigné d’office, ses parents lui rendent visite, elle reprend possession de sa vie et de son corps pour affronter les jurés avec détermination et dignité jusqu’à l’acquittement. Mais une fois le verdict tombé, elle se retrouve nue face à elle-même et à sa détresse intacte. Pour un nouveau départ ou un retour à la rue ?
La force du roman de Michel Claise, que l’on sait fin conteur, est de nous faire coller au plus près de la dynamique complexe qui régit le destin de Marina. Assurément victime des aléas de la vie, elle trouve dans l’alcool et dans la rue une manière de s’écarter d’une existence qui n’a plus de sens pour elle. Quand elle est défigurée par la misère, nous conservons d’elle son visage d’avant, ce qui nous empêche de la réduire à son état quand elle est au plus bas. Et quand elle fait face aux jurés, nous savons qu’elle a aussi sa part d’ombre que la compassion ne peut pas effacer. Discrètement didactique, le romancier nous fait visiter la justice, son palais bruxellois et ses geôles dans la posture du justiciable et aux côtés des hommes et femmes qui la font vivre. Le récit bien rythmé et aux rebondissements réguliers achève de faire de ce livre à l’écriture soignée une lecture qui célèbre avec subtilité la complexité et la solidarité, tout en rappelant qu’une justice qui fonctionne est une condition incontournable de la démocratie.
Thierry Detienne