Une liste sans fin ?

Un coup de cœur du Carnet

Céline DELBECQ, Cinglée, Lansman / Rideau de Bruxelles, 2019, 60 p., 11€, ISBN : 9782807102569

Carmen Garcia Ortega. Florence Koot. Sofie Muylle. Shashia Moreau. Inconnue. Geneviève Demeuldre. Femke Wetzels. Renate Bolte. Vjollca Hoxha. Karima Essaidi. … et trois longs points de suspension. Ainsi résonnent ces noms. Toutes les femmes citées dans cet extrait sont mortes, assassinées par leur compagnon, mari, ex…

Marta Mendes, immigrée portugaise de 58 ans, mène une vie paisible dans son quartier saint-gillois. Tous les jours, elle passe chez Luis, un petit bistrot portugais, où elle boit son café. Un matin de janvier 2017, alors qu’elle parcourt tranquillement le journal, elle tombe sur un fait divers qui traite d’un féminicide. « Le premier de l’année » tient à préciser le journaliste. Marta ne comprend pas pourquoi ce journaliste laisse la porte ouverte. Est-ce une évidence que d’autres suivront ? Par ses mots, il rend cet acte banal, anodin, prévisible. Marta décide de lire le journal tous les jours, dans son petit café, et attend le deuxième meurtre, qui ne se fait pas attendre bien longtemps. Les noms des deux victimes la hantent : Carmen Garcia Ortega et Florence Koot. Elle décide alors de s’abonner à dix-huit journaux (francophones et néerlandophones) et d’établir une liste des victimes. Ses journées sont rythmées par sa lecture, sa liste et son archivage. En Belgique, il y a en moyenne une victime par semaine. Dès que Marta apprend l’un de ces meurtres dans les journaux, son cœur s’emballe et elle est prise d’une crise de tachycardie. Marta ne comprend pas pourquoi l’État ne fait rien pour protéger ces femmes. Elle hurle au génocide. Elle décide d’écrire des lettres au Roi, aux institutions, au Premier Ministre, aux communes… afin qu’ils agissent. Les jours passent. Les réponses ne viennent pas. Le mutisme est général. Plus la liste s’allonge, plus Marta plonge dans la folie. Elle ne sort plus de chez elle, ne parle plus que de sa liste, se néglige totalement. Son fils, Eduardo, est impuissant. Il tente tant bien que mal de s’occuper d’elle. Mais que peut-il faire pour contrer sa démence ? L’interner ? Se battre auprès d’elle dans ce combat qui semble perdu d’avance et qu’il ne comprend pas vraiment ? Il finit par appeler le Docteur K qui se montre très à l’écoute. Il lui prescrit des pilules qui la calment. Mais va-t-elle les prendre ? Va-t-elle passer à la vitesse supérieure ? Va-t-on répondre à ses lettres ? Et surtout, combien de noms va-t-elle encore y inscrire ? Le 16 juillet 2018, la liste compte 62 noms.

Céline Delbecq nous a habitués aux textes coup de poing où elle met en lumière des sujets, souvent tabous ou ignorés, comme dans l’excellent L’enfant sauvage (également publié aux éditions Lansman) qui mettait indirectement en avant le manque de familles d’accueil en Belgique. Elle excelle une fois de plus, sans larmoyance ni happy end. Elle ne pèse pas ses mots en qualifiant, à travers le personnage de Marta Mendes, de génocide ce phénomène qui se prolifère et est minimisé par certains. À la création de la pièce au Rideau de Bruxelles, la presse s’est emparée du sujet. On a énormément parlé du féminicide en Belgique – même si, il faut le signaler, des associations telles que Stop Féminicide font pression sur les pouvoirs publics depuis de nombreuses années. Céline Delbecq, qui est impliquée au quotidien dans la cause féminine, pose un acte citoyen. Chaque nom cité est celui d’une réelle victime d’un féminicide.

Le texte, un monologue entre narration et incarnation, présente de nombreuses caractéristiques romanesques. L’écriture de la pièce, apprend-on, a été accompagnée de la lecture du roman de Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique. Céline Delbecq y a glissé plusieurs clins d’œil. Contre vents et marées, les personnages principaux des deux ouvrages tentent de construire un barrage contre plus grand qu’eux. La tâche se montre ardue mais n’est-ce pas déjà un grand pas de nommer les choses ? Suivons le conseil de Marta Mendes : rendons cette liste visible, parlons-en aux plus jeunes. Et peut-être qu’avec des mots, nous pourrons faire comprendre aux petites filles et aux petits garçons que le féminicide n’est pas un acte anodin qui mérite à peine sa brève dans la rubrique faits divers, que ce n’est pas juste un meurtre parmi d’autres, qu’on ne peut pas simplement le justifier en disant que c’est un crime passionnel, que les coups, la violence physique et psychologique, le harcèlement ne sont pas des actes banals, à minimiser. Un texte à lire d’urgence !

Émilie Gäbele