Oubliée de l’Histoire

Sylvie LAUSBERG, Madame S, Slatkine & Cie, 2019, 240 p., 20 € / ePub : 12.99 €, ISBN : 978-2-88944-087-0

Qui se souvient de Marguerite Japy-Steinheil, qui a pourtant défrayé la chronique et enflammé les passions il y a plus d’un siècle ? Sylvie Lausberg est historienne et elle livre avec Madame S les résultats d’une recherche menée sur deux décennies en quête du vrai visage d’une femme qui a marqué son temps.

Marguerite est née dans une famille bourgeoise d’industriels alsaciens. Fille adorée de son père, elle vit dans l’aisance et affirme dès le départ un caractère libre. Dans ce monde où les mariages scellent l’alliance et le partage des fortunes, elle affirme une volonté d’indépendance, une distance vis-à-vis des convenances. Au décès prématuré de son père, une parente se met en tête de lui trouver un mari qui lui assure sa subsistance tout en lui autorisant la liberté dont elle a impérativement besoin. Elle trouve l’oiseau rare en la personne d’Adolphe Steinhell, un peintre de vingt ans son aîné qui vit de commandes officielles et de portraits convenus. Elle le rejoint à Paris et quitte du même coup sa province étriquée. Femme cultivée, elle ouvre sa maison aux esprits et plumes de son temps, sa table et son salon devenant rapidement le lieu de rendez-vous des personnes en vogue. Dans le même élan, elle se faufile dans les couloirs de l’Élysée, puis dans l’intimité du président Félix Faure, dont elle devient l’amante. Cette relation est tout à la fois tolérée et critiquée à une époque où une maîtresse est un signe de réussite en même temps que réprouvée par la morale. À ses côtés, elle relaie l’opinion des partisans de la révision du procès de Dreyfus et participe au rapport de forces qui leur donnera raison contre la justice militaire. L’intimité du président lui vaut des confidences, ce dernier lui confie des bijoux et des documents avant de décéder brutalement, un jour où il avait eu rendez-vous avec elle. Le secret d’État fera le reste pour ranger tout ceci dans les coulisses de l’Histoire. Mais lorsque sa mère et son mari sont assassinés à son domicile par des inconnus qui la laissent blessée, tous les regards se tournent vers Madame Steinheil en qui la police voit une coupable toute désignée. Cette fois, c’est avec voracité que les journaux se jettent sur elle, ressortant son passé jugé dissolu et sa moralité assurément douteuse, ses relations avec Aristide Briand et d’autres célébrités. Inculpée et jetée en prison, puis jugée en cour d’assises, elle est victime de sa célébrité sulfureuse et a fort à faire pour clamer son innocence. Libérée de justesse alors que la foule réclame sa tête, elle tentera de refaire sa vie en épousant un noble anglais, se fera enlever au Maroc …

Pareil destin confirme évidemment que la réalité dépasse souvent la fiction et l’autrice, qui se fonde sur une multitude de documents dûment recensés, trace une ligne bien claire entre certitudes et hypothèses, n’hésitant pas à mettre en évidence les zones d’ombre qui subsistent sur cette figure complexe. Mais son récit recèle une dimension qui lui assure une valeur ajoutée incontestable. Sylvie Lausberg, qui est aussi Présidente du Conseil des femmes francophones de Belgique, ne manque pas l’occasion de mettre en évidence les multiples questions qui touchent au statut de la femme : Marguerite ne peut vivre une sexualité libre alors que ce droit est reconnu aux hommes, elle doit se marier pour continuer d’exister et elle passe dans l’ombre de ses partenaires. Lorsqu’elle est elle-même touchée par le malheur et la violence, elle apparaît d’emblée comme la source première des crimes dont elle est aussi victime, rapports d’experts à l’appui. Ce n’est que sa force hors du commun qui lui permet d’éviter l’erreur judiciaire dont les fondements sont d’évidence nourris d’une morale machiste. En cela, ce livre fait œuvre utile car il permet de mesurer le chemin parcouru vers une égalité des genres tout en mesurant les étapes qui restent à franchir dans les mentalités actuelles aux racines tenaces.

Thierry Detienne